La vie qui commence, roman d’Adrien Borne (2022, Éditions Jean-Claude Lattès)
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C’est un roman fortement autobiographique. Adrien Borne y raconte l’histoire de Gabriel, de l’enfance à l’âge de jeune adulte, entouré de quelques personnages marquants, dont son grand-père, habitant de Tonnerre, dans l’Yonne.
Un jour d’été, seul à la maison, Gabi, 12 ans, regarde l’étape du Tour de France quand on sonne à la porte. « Planté sur le seuil, le mono au jogging rouge, celui de sa dernière colo. Mais Gabriel ne le fait pas entrer et referme la porte. Le temps de remonter le couloir et c’est comme si rien ne s’était jamais passé. » (extrait de la 4ème de couverture)
Gabriel, jeune adolescent, a été victime d’abus criminels commis par son « mono ». Puis il n’a pu, ni su, se confier à personne : « L’enfance, écrit Adrien Borne, mérite discrétion et camouflage ». L’enfant, a refoulé l’événement monstrueux. Tu, et oublié. Et l’adulte doit survivre avec cet indicible traumatisme. Secret enfoui, clivage mortifère de la mémoire, violence des rapports humains, vies épuisées : condamné à vivre, Gabi devient un être « de porcelaine fine« . Consolidé certes, « recousu », mais chancelant. Le malheur englouti est là, au fond, il s’insinue, giflant souvent le rapport au monde de Gabriel.
Lucien, le grand-père, est lui aussi un de ces êtres « à demi », dans lesquels se reconnaît l’auteur:
Grand-père dont je me garderais de faire un exemple dans un livre pour réussir sa vie de grand-père. Lucien ne sait aimer qu’à peu près, en pointillé (…), volontiers laissant faire, comme il a laissé son épouse rejoindre sa famille du côté d’Évreux, deux filles dans les valises. Autant dire que Lucien ne fait pas dans l’affection exagérée. Pour ne rien arranger, c’est garanti sans méchanceté. De la pure indifférence.
p. 93-94
Devenu adulte, Gabriel vient un jour à Tonnerre pour aider son grand-père à déménager : le vieil homme quitte sa « maison rose » pour une maison de retraite. Soudain, le jeune homme exhume une photo cachée, un secret enfoui de grand-père – et soudain un mur se dresse entre eux, coup d’éclat d’une « brutalité tassée », qui les sépare pour un temps.
L’un comme l’autre, grand-père et petit-fils, se ressemblent : ils ne se confient pas, n’accordent rien à autrui, ne cherchent ni ne donnent d’appui à quiconque. Ils ne sont tenus, ni ne tiennent à rien. Sans impératifs.
L’employée de maison est un témoin à distance de la brouille. Gabriel décrypte, et se reconnaît :
Tout à l’heure, elle viendra (…) Elle trouvera Lucien toujours assis à sa place. Fidèle à lui-même. Tenu à rien. Il ne s’est fixé pour seul impératif que de subvenir aux besoins matériels de ses filles et de son ex-femme (…) Personne ne pouvait exiger plus de lui. Il ne m’a rien réclamé, et surtout pas de venir l’aider à plier sa vie pour toujours. Il ne retenait personne. Il ne réclamait personne. En retour, il attendait qu’on en fasse autant avec lui. Ne rien réclamer, ne rien exiger (…) Du même bois en effet, bien dur.
p. 125-126
Mais pourquoi, se demande-t-on du « monde extérieur », pourquoi ne pas dire, se confier, dénoncer, bref poser des actes et non enfermer et oublier le crime ? (le « monde extérieur » est représenté dans le livre par la tante de Gabriel – des parents, il n’en est guère question…) Pour Gabriel, survivre, c’est se taire et oublier, quels que soient les déchirements intérieurs que cela entraîne !

Raconter, comment, et surtout pourquoi ? Pour encourir les regards méfiants, les paroles blessantes, la suspicion ? Pour aggraver encore le doute, ce poison qui mine l’enfant (et qui blessera plus tard l’adulte, lorsque le jet de la pro-vocation fera enfin surface…)
– Souvent, tu entends des gens demander : « Mais comment avez-vous fait? Pour résister à telle ou telle choses? » C’est la question qui me paraît la plus ridicule qui soit. (…) On ne fait pas. On s’effondre et ça ne se voit pas. On ne peut pas passer sa vie entière à raconter l’effondrement.
p. 158
Va raconter que tu as oublié des choses pareilles. J’ai toujours préféré fermer ma gueule que de ne pas être cru. Après avoir subi ma vérité nouvelle, brutale, je n’ai rien dit. J’ai gardé pour moi dans les silences qui font sans doute les cercueils. J’en étais incapable, comme impuissant.
p. 172
Pro-vocare : appeler devant, dehors, faire naître, faire remonter à la surface…
Se taire, autrefois, parler désormais. Mais dénoncer, jamais, c’est certain. « Mon repli », écrit Adrien Borne – Gabriel, « est directement indexé sur la crainte du regard de l’autre », sur ce doute mortifère (« Il s’est probablement passé quelque chose », dit le monde extérieur, « mais on ne pourra jamais affirmer que c’est sûr ») – ce DOUTE qui « marche souvent au milieu de la route en se donnant des airs de celui qui sait parce qu’il doute » (p. 203)
C’est sûrement à cause de ce passage sur le doute que j’ai décidé d’écrire cet article, pour donner envie à d’autres de lire La vie qui commence, d’Adrien Borne. À la lecture du premier grand chapitre (« La chambre verte »), je n’entrais pas dans le récit, je n’adhérais pas, j’avais froid : sur un sujet brûlant, je découvrais l’auteur, le Je du livre, écrivant comme pour lui-même, détaché, décrivant quelques personnages sans épaisseur, dans un style banal et faussement familier, un récit factuel, rigide. Puis, au fil des chapitres, et jusqu’à la fin, l’enjeu fort qui se dessine est, je crois, la vie même de Gabriel, sa survie psychique et physique. Et là, Adrien, ton livre trouve, pour moi, une vérité d’écriture qui peut toucher et impliquer le lecteur.

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