Retrouver El Desdichado, de Gérard de Nerval (https://wp.me/p7TeeU-4Xq), m’a incitée à relire quelques-uns de ses textes (j’en ai un vieux volume, édition J’ai lu L’essentiel), et notamment Aurélia, ou le Rêve et la Vie (1), texte de la fin de la vie de Nerval, où, racontant la perte d’une femme aimée, Aurélia, le poète ne cesse de décrire les progrès de la folie qui le conduira au suicide. (2)
« Une dame que j’avais aimée longtemps et que j’appellerai du nom d’Aurélia, était perdue pour moi. » (Aurélia, p. 400)
(1) 1855, Gérard de Nerval, Gérard de Nerval en texte intégral, Aurélia, Paris, Éditions J’ai Lu, 1965.
(2) Le récit est mis en chantier lors de son premier séjour dans la clinique du docteur Blanche à Passy (du 27 août 1853 au 27 mai 1854). Nerval souffre alors de graves altérations de la personnalité, de troubles indubitablement psychiatriques composés d’épisodes délirants sur fond de dépression grave. (Spoljar Philippe, https://doi.org/10.3917/difa.031.0165 )
Voir également ci-dessous: Sur le seuil de l’éclatante beauté de la poésie, une présentation de Gérard de Nerval par le compositeur et auteur Sylvain Ohrel.
Petits extraits
Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres ; le monde des Esprits s’ouvre pour nous.
Swedenborg appelait ces visions Memorabilia ; il les devait à la rêverie plus souvent qu’au sommeil ; L’Âne d’or d’Apulée, la Divine Comédie de Dante, sont les modèles poétiques de ces études de l’âme humaine.
Aurélia, volume cité, p.399.
Une idée terrible me vint : « L’homme est double », me dis-je. – « Je sens deux hommes en moi », a écrit un Père de l’Église. (…) Il y a en tout homme un spectateur et un acteur, celui qui parle et celui qui répond. Les Orientaux ont vu là deux ennemis : le bon et le mauvais génie. (…) Lequel suis-je? En tout cas, l’autre m’est hostile… Qui sait s’il n’y a pas telle circonstance ou tel âge où ces deux esprits se séparent? (…) Un éclair fatal traversa tout à coup cette obscurité… Aurélia n’était plus à moi!
Aurélia, volume cité, p.423.
Note liminaire de Marc Alyn sur Aurélia
[Gérard de Nerval] observe et note avec une extraordinaire lucidité les soubresauts du mal [la folie] dans son esprit (…) Science du rêve ou art du rêve, Aurélia est avant tout une biographie mythique (…) Dans le visage radieux d’Aurélia, le rêve et la vie s’épanchent l’un en l’autre pour aboutir à la fabuleuse réconciliation finale de l’âme et du cosmos.

Expérience
Le souterrain vague dont parle Nerval m’a rappelé une expérience sensorielle troublante : un lourd réveil d’opération chirurgicale, alors que dans la nuit qui suivit, les brumes morphiniques, lentes à se dissiper, ne me laissaient plus distinguer le rêve de la réalité. J’avais vraiment la sensation d’un monde étrange et peu visible, assez effrayant, dont je parvenais de temps à autre à entrouvrir les portes, pour en refermer aussitôt l’accès glissant, essayant sans parvenir à la fixer par des mots, de me décrire la vision.
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Sur le seuil de l’éclatante beauté de la poésie, un texte de Sylvain Ohrel
Et voici l’un des plus attachants, maudit et poète entre tous, le Desdichado, le Déshérité, pauvre fou qui fut retrouvé pendu aux grilles du Châtelet, un 26 janvier 1855. Il avait écrit la veille à sa tante : « Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche ».
Gérard Labrunie, doux mégalomane s’inventant une particule, devenu de Nerval.
Gérard, grand voyageur, petit prince condamné à n’être jamais adoubé par sa reine, lui qui ne connut pas sa mère. Gérard, né déshérité, en quête perpétuelle d’un passé qui n’existe pas, et qui connut la vraie démence, celle des internements et des visions de cauchemar.
Gérard, qui choisit le rêve et le symbole, l’hermétisme antique et l’ésotérisme erratique, comme un voile pudique pour parler de lui, et témoigner entre deux crises de folie de sa douleur d’éternel orphelin.
Car derrière le mystère, le goût pour les armoiries, les arcanes du tarot et les références antiques, il y a la vérité du sentiment et de l’état psychique.
Une voie étroite entre la folie, les songes et le réel, où se dessinent des images intimes sur un paravent symbolique. Deux fois il a traversé l’Achéron, deux fois il a été interné pour démence, et il est ressorti de l’enfer avec sa lyre, comme Orphée.
Extrait du podcast: Le Podcast maudit, https://sylvainohrel.com/ , cité dans l'émission de C. Pépin (France Inter), Sous le soleil de Platon, du jeudi 26 août 2021, transcrit ici.
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