Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie Ma seule Étoile est morte, - et mon luth constellé Porte le Soleil noir de la Mélancolie. Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé, Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie, La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé, Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie. Suis-je Amour ou Phœbus ? ... Lusignan ou Biron ? Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ; J'ai rêvé dans la Grotte où nage la Syrène ... Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron : Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée. 1854, Gérard de Nerval, Gérard de Nerval en texte intégral, Les Chimères, Paris, Éditions J'ai Lu, 1965.

Ce poème a été offert par Carmen dans la hotte de Noël 2019 (voir la page Cour des Arts : Lire, écrire, sans compter, ici : https://wp.me/P7TeeU-2yC, à la fin : la moisson poétique de Noël 2019).
En réalité, j’avais appris El Desdichado à l’adolescence, et il ne m’a jamais quittée! (ces poèmes qui restent en nous… je suis sûre que je ne suis pas la seule dans ce cas)
El Desdichado, c’est le Malheureux, mais surtout le Déshérité : privé d’héritage et même d’identité, abandonné, perdu. On ne comprend pas forcément tout, mais le poème de Gérard de Nerval vibre et émeut. Un joli texte pour avancer :
« Entendre, c’est comprendre »
La saisie d’un poème est une écoute et une lecture. A l’audition, le retour de la rime, les assonances et paronomases, toutes ces répétitions bercent, rassurent et se renforcent. Elles fonctionnent en sourdine comme la basse continue sur laquelle d’autres phonèmes, plus singuliers, se succèdent dans leur musicalité. Nous avons tous en mémoire des bribes de ce poème, ne serait -ce que son ouverture martelée : « Je suis le Ténébreux, — le Veuf, — l’Inconsolé ». A la suite de cette scansion initiale, la rime et la césure, la ponctuation et la typographie nous font entendre d’autres points d’orgue qui viennent souligner tel ou tel vocable.
Pierre Laszlo
(un extrait seulement, pour lire tout, c’est ici : https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1981_num_11_33_4508 )

Petit plus :
Je découvre une chanson espagnole à 2 voix, qui porte le même titre que le poème de Gérard de Nerval : El Desdichado. C’est un boléro. La musique est de Camille Saint-Saëns. L’auteur espagnol est anonyme, la traduction française est d’un certain Jules Barbier (1825-1901). Et tout cela est extrêmement romantique!
Qué moi importa que florezca El arbol de mi esperanza, Si se marchitan las flores, Y jamas el fruto cuaja. Ha! Dicen que el amor es gloria, Y yo digo que es infierno. Pues siempre estan los amantes En un continuo tourmento! Oui! El feliz y el desdichado, Suspiran con diferencia: Unos publican sus gustos Yotros publican suspenas. Ha!
Esprit romantique, et voici une très belle interprétation:
Peu m'importe que fleurisse L'arbre des espoirs détruits, Si Dieu veut qu'il se flétrisse, Sans jamais porter de fruits. On dit l'amour une ivresse! Moi je plains ceux qu'il opprime. Voyez les pauvres amants Dans leurs tourments éternels! Nuit et jour leur cœur se noie Dans les soupirs et les pleurs! L'un soupire de sa joie Et l'autre de ses douleurs.
Philippe Jaroussky (contre-ténor), Marine Chagnon (mezzo-soprano) et Ingmar Lazar (piano) interprètent El Desdichado de Camille Saint-Saëns (1871). Extrait du concert Générations France Musique, le Live, enregistré le 4 mai 2019.

