Cette série d’articles est ma façon de raconter une histoire de cette épidémie. On est loin d’une synthèse qui se voudrait objective, encore moins scientifique. C’est une fiction, un point de vue sur ces événements qui, sur chacun(e) d’entre nous, ont laissé leur marque. Vous y reconnaîtrez en clair des faits réels, connus de tous, et en filigrane mes questions, doutes, insatisfactions.
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Remarques : 1. Le thème Mort des étoiles comprend 2 articles, le premier présentant une œuvre de Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias, et son célèbre Prologue (https://wp.me/p7TeeU-4FJ). Celui-ci est le second, c’est une réflexion interprétant un passage connu du Prologue, dans le contexte de la crise sanitaire que nous vivons actuellement. Ces 2 articles terminent, en principe, le cycle 2020, un virus sidérant. 2. Les notes, le cas échéant, sont insérées à la fin de chaque paragraphe.
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Comme un cri jeté au cœur de cette sombre année 2020, un vers d’Apollinaire a parfois été cité, au hasard des publications :
Il est grand temps de rallumer les étoiles…
1913-1916, G. Apollinaire, Les mamelles de Tirésias, Prologue.

Pour certains, rallumer les étoiles, exprime le souhait du retour de jours heureux, formule récupérée (1), chère à la communication de quelques hommes politiques, livrant, à l’analyse, la vision consumériste d’un monde normal, en croissance, en progrès : où les gens, consommateurs et clients, travaillent, produisent des biens, et achètent.
(1) Les Jours heureux est le titre du programme du Conseil National de la Résistance (15 mars 1944).
Pour d’autres (dont je suis) rallumer les étoiles est bien un appel, et ce n’est pas un hasard si la citation d’Apollinaire a surgi au cœur de notre printemps 2020.
Je vais tenter de dire, dans cet article, pourquoi le vers d’Apollinaire n’est pas qu’une jolie formule pour le monde de 2020 ; pourquoi il peut résonner, dans le contexte actuel de cette crise sanitaire qui n’en finit pas de s’achever et de rebondir… Je l’entends comme un cri, une invitation pressante à éclaircir la réflexion, à permettre de vrais débats, à refuser le prêt-à-penser du temps de crise. Rallumer les étoiles : d’abord, parfois, celles du ciel. Et si, en même temps, nous pouvions rallumer les étoiles de la pensée…

(Photo Mediapart)
Je cherchais sur internet des textes livrant des ressentis ou des réflexions sur les vécus en temps de crise, événements bouleversants, voire traumatisants. J’ai trouvé celui-ci, écrit le 24 avril 2015 (2) après plusieurs attentats terroristes en France, dont celui de Charlie Hebdo. Ce texte cite également le vers d’Apollinaire, en faisant même un argument artistique pour le groupe. Il est de Kaddour Hadadi (du groupe HK et les Saltimbanks), et a pour titre Les obscurantismes ont profité de notre sommeil.
(2) Le texte complet de K. Hadadi est publié dans un article du journal L’Humanité, 08/11/2017, et reproduit en fin d’article, annexe 1.
En voici quelques extraits :
(…) en ces temps brumeux, en cette époque sombre et confuse, ces quelques mots nous frappent, nous touchent, nous parlent. (…) Monsieur le poète, vos écrits résonnent en notre esprit (…) Il est temps, plus que temps de rallumer les étoiles. Nous pensions vivre une époque de lumières, une époque fraternelle, solidaire, humaine. (…)
Aujourd’hui, allumer sa télé est devenu un des actes les plus anxiogènes de notre quotidien. (…) Je n’en peux plus de me sentir prisonnier de ce monde totalement plat (…) Ma télé, je l’ai éteinte ce matin, pour de bon. C’est autre chose que je voudrais rallumer. Je rêve à nouveau de choses belles et simples, me sentir libre et vivant. Il y a cette phrase dont j’aime à me souvenir : L’action ne doit pas être une réaction, mais une création. Ces mots qui nous invitent à libérer notre imagination, quitter cette route qu’on nous a prédestinée, prendre des chemins de traverse, ensemble… pour mieux rallumer les étoiles.

Ce qui résonne. Et qui raisonne ?
Je vais forcer le trait, exprès, car ce qui est arrivé avec le Sars Cov2, ou dans sa suite, est loin d’être anodin, et ne doit pas être oublié, balayé d’un trait de plume (électorale, par exemple…), comme si rien ne s’était passé, ou comme si la résilience allait être très facile. (3) Devant l’inconnu, devant la menace invisible, et la mort tout à coup si visible, exposée, l’angoisse, puis la peur, ont bien existé, et à très grande échelle!
Être traumatisé, c’est quand notre appareil à penser n’arrive plus à penser ce qui nous arrive : on est tellement pris par l’émotion, il y a une telle bouffée émotionnelle, que notre appareil psychique n’arrive pas à la contenir, et ça déborde. Donc oui, il y a énormément de familles qui se retrouvent dans cette situation traumatique et qui sont psychiquement très mal. On ne va pas en sortir indemnes.
Sophie Marinopoulos, interview citée.
(3) Ceci n’est qu’un exemple : les mesures de crise, prises sur le long terme, concernant les enfants, les adolescents, les étudiants, ont provoqué des conséquences difficiles à évaluer (et le seront-elles?). De nombreux spécialistes, des parents aussi, se sont inquiétés de leur bien-fondé, de leur mesure, de leur durée. Je signale, entre autres documents passionnants, un entretien avec Sophie Marinopoulos, psychanalyste, publié dans Télérama en mai 2020 (annexe 2) ;
… et dans un registre beaucoup plus familier, mais sympathique, un témoignage de réseau social : Juste un rhume (annexe 3)

Nous étions là mourant de la mort des étoiles…
Curieuses résonances, en 2020, du texte d’Apollinaire… Que viennent-elles faire là, parmi nos incontestables lignes de défense antivirales? Quand on relit ce Prologue poétique, œuvre mûrie et achevée pendant la guerre de 14-18, on peut en découvrir certaines… Mais attention : il n’est pas question d’accoter des réalités! Comment, selon quel argument raisonnant, pourrait-on comparer l’horreur des tranchées de la grande Guerre et les saisons épidémiques (certes fracassantes) d’aujourd’hui? Personne ne le voudrait.
Pour un temps indéfini, on ne peut plus vivre comme avant : attentifs mais détachés, préoccupés du travail et organisant les loisirs, embrassant d’autres humains, chantant, bougeant… Il nous faut, indéfiniment, être vigilants, presque obnubilés, ou pire, mobilisés (c’est la guerre). Bousculés, désorganisés, gavés d’infos (difficile d’y échapper). Mais privés de vraie réflexion, privés de vie vraiment privée. Masqués ici, là, ou même partout. Enfermés, surveillés, séparés, et en tout cas, quasiment réduits à nos individualités. Perdant le contrôle de nos vies. Pourrait-on dire que, chaque fois que le pays vit une période de crise : économique, politique, sociale, sanitaire, chaque fois qu’il peut se sentir menacé d’effondrement, cette crise est aussi morale, psychologique, anthropologique ?(4)
(4) Sur le sujet d’une crise anthropologique, tout le monde n’est pas d’accord; voir cette enquête en annexe 4.

Le ciel des idées, de la pensée, de la réflexion politique s’est obscurci depuis le début de la crise sanitaire. Les médias ont livré des torrents d’informations, mais aussi beaucoup d’opinions, avis, sentiments, prévisions et prédictions; un gloubi-boulga (5) quotidien! Les chaînes d’info en continu, très fortes à ce jeu, très suivies en temps de crise, ont fait leurs choux gras de fausses confrontations, ont alimenté des polémiques : plats bon marché d’une certaine information… Il en allait de même avant, dit-on. Certes, mais avec l’arrivée de Sars-Cov2 et de ses variants, il n’y a plus de place qu’individuelle, pour forger et proposer des idées, débattre, agir… Plus de classes ni de conflits sociaux, le monde est raboté, aplani, le ciel se rapproche de la terre.
(5) Gloubi-boulga (nourriture, plat principal du service – sic) Le gloubi-boulga est un plat imaginaire et la nourriture préférée du dinosaure Casimir, personnage principal de L’Île aux enfants, une émission de télévision diffusée en France à la fin des années 1970 et au début des années 1980. (Créateur: Christophe Izard) Source: Wikipédia.
Qu’entendre alors par résonances? Rallumer les étoiles, serait d’abord écouter la poésie puissante d’Apollinaire, entendre les sons, les mots, et par-delà, les symboles. Ils donnent de l’élan, peuvent fonder une action créatrice. Ils aideront à s’extraire de la peur, et parfois de l’absurde. Penser tout cela, rétablir des liens, mettre du sens, retrouver une logique de l’action. Ce sont les conditions pour retrouver confiance en l’avenir, un espoir, un élan… Rallumer les étoiles!

Histoire des étoiles
Allons maintenant revisiter le contexte, au plus près de l’œuvre d’Apollinaire, le Prologue du drame Les mamelles de Tirésias.
J’emprunte les citations qui suivent au site : https://books.openedition.org/pur/35308 (Presses Universitaires de Rennes), un travail qui analyse la genèse du Prologue.

Les images stellaires sont présentes dans toute l’œuvre d’Apollinaire. Un autre poète, Philippe Soupault, écrivait à son sujet :
Il invoquait le ciel et il appelait les étoiles comme des oiseaux familiers. […] Il jouait avec les étoiles, il glorifiait la lumière.
(Soupault P., Guillaume Apollinaire ou les reflets de l’incendie, Marseille, Les Cahiers du Sud, 1927)
Dans une ébauche du Prologue, intitulée Histoire des étoiles, Apollinaire raconte un souvenir de la Guerre. Il servait alors dans l’artillerie :
J’avais remarqué chez les hommes une propension à une sorte de mysticisme bizarre né de leur isolement. L’un d’eux avait dû sans doute choisir un astre quelconque qui lui servait de truchement spirituel et muet avec sa famille lointaine. Et la mode s’était établie à la batterie. Chacun avait une étoile à laquelle il communiquait ce qu’il ne pouvait écrire aux êtres chers restés là-bas. L’étoile les voit comme elle nous voit, m’avait dit le brigadier (…) et quand ceux que j’aime lèvent la tête, ils aperçoivent le même ciel que moi. C’est le seul moyen de communication qui nous reste à eux et à moi, ce ciel splendide où nos regards et nos pensées peuvent se rejoindre.
J’ai souligné les passages qui me semblent significatifs : poétique ou authentique (les auteurs du site se posent la question), la construction imaginaire qu’Apollinaire prête aux soldats des tranchées a je crois, avant tout, une valeur spirituelle, hautement symbolique pour le poète! Les étoiles, vivantes, figurent des médias de communication.
Mais l’artillerie ennemie ouvre un feu nourri dans la nuit, menaçant les astres.
Mille fusées issues de la tranchée adverse Réveillèrent soudain les canons ennemis. (...) Et tous mes canonniers attentifs à leurs postes Annoncèrent que les étoiles s’éteignaient une à une Puis l’on entendit de grands cris parmi toute l’armée ILS ÉTEIGNENT LES ÉTOILES A COUPS DE CANON
Et, dit Apollinaire, ce fut un événement unique dans l’histoire du monde, où les étoiles même furent mises en danger.
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G. Apollinaire, Calligrammes, Poèmes de la paix et de la guerre, 1913-1916. « À la mémoire / du plus ancien de mes camarades / René Dalize /mort au Champ d’Honneur / Le 7 mai 1917 ».
Annexes
- Texte de K. Hadadi (04/15) https://1drv.ms/b/s!AqSMKNNiqHfpjN1WIJXYCCcbU4AyFg?e=WOx0rk
- Interview de Sophie Marinopoulos : https://1drv.ms/b/s!AqSMKNNiqHfpjN4vtyhFYp_UobNpCQ?e=wfSreJ
- Juste un rhume, parole de parent d’élève : https://1drv.ms/u/s!AqSMKNNiqHfpjN43NO-xJkLliAbNvg?e=sqVQej
- Enquête de P. Porro pour l’hebdo Marianne, https://1drv.ms/b/s!AqSMKNNiqHfpjN4d06Gt_sdH9hAuNA?e=Zd6ntS 09/2020.
- Dans une lettre vidéo intitulée On ne peut pas être tranquille!, le député François Ruffin réfléchissait sur le projet de loi Urgence sanitaire, que le gouvernement avait envoyé aux parlementaires, juste avant Noël 2020. Je cite la conclusion de cette lettre:
Je vous souhaite de bonnes fêtes de fin d’année. Je reprends la citation de René Char, que j’ai mise dans ma carte postale ; René Char était un poète résistant, la citation est extraite de Fureur et Mystère, qui a été écrit au cœur des ténèbres, pendant la guerre :
« Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté, toute la place est pour la beauté. »
Et c’est presque la principale critique à faire au Gouvernement. On traverse une année de ténèbres : les cinémas, fermés, les théâtres, fermés, les restaurants, les cafés, fermés… Les gens s’enferment chez eux. Et à la place de rallumer la lumière, que nous proposent-ils ? De prolonger les ténèbres, de s’habituer aux ténèbres.
François Ruffin, 23 décembre 2020.