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Voici deux longs articles, textes et photos, sur le célèbre Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges, France)

Plusieurs lecteurs de ce site sont vosgiens, et certains connaissent le Théâtre du Peuple. Et peut-être l’aiment aussi. Non?

Je vous souhaite une bonne lecture, et j’attends vos commentaires.

Après tout, je ne me suis pas intéressée de près au Théâtre du Peuple avant l’année 2000 ! Et bien d’autres de par le monde ont écrit au sujet de ce beau théâtre. D’ailleurs, quand je visite le site: http://www.theatredupeuple.com/, et notamment l’historique des saisons précédentes, je mesure tout ce que j’ai manqué, juste à une centaine de kilomètres de chez moi.

Mais tout vient à point… Et je vais essayer de vous faire part de cette passion, mystérieuse mais bien partagée, pour le « TdP » de Bussang. En prenant d’abord un point de vue personnel, avec l’appui de nombreuses publications, d’une iconographie abondante sur Internet, et bien sûr du site déjà cité de ce théâtre unique.

Je suis allée au Théâtre du Peuple pour la 1ère fois en 2001, avec ma famille: une découverte, pour moi qui ne connaissais que des théâtres plus conventionnels. Par manque de temps et de moyens, je ne suis pas une habituée d’Avignon, des festivals de rue… Je suis entrée dans le vaisseau de bois, et j’y ai admiré, servant de grands textes ou des créations, des comédiens, célèbres ou anonymes, professionnels et amateurs; mais proches, inspirés, jouant aussi parmi les spectateurs; des mises en scène intelligentes, travaillées, inventives… intégrant bien sûr avec bonheur la fameuse ouverture du fond de scène sur la nature vosgienne.

En 2001 donc, on donnait une fois encore Shakespeare à Bussang : Beaucoup de bruit pour rien, dans une mise en scène de J.C. Bérutti. Quelle belle découverte, la comédie joyeuse de ce très vieil auteur!

Puis, en 2004, toujours en famille, on s’attaquait à Bertolt Brecht avec La Vie de Galilée, un texte abondant, exigeant. On peut dire que l’enthousiasme des enfants n’était pas au rendez-vous ce jour-là! (14 et 11 ans, on peut les comprendre…) De nouveau un break d’un an, car il fallait s’organiser…

À partir de 2006, et jusqu’à ce jour, j’y suis allée chaque année (sans les ados réfractaires… mais la petite a quand même fait plusieurs années de théâtre par la suite!). Et j’y suis restée, c’est devenu un indispensable, le Théâtre du Peuple m’a passé la passion du théâtre!…  Parmi les formidables surprises du Théâtre du Peuple, je veux citer, en 2006, Ubu Roi, dans la mise en scène de Pierre Guillois: je n’avais pas revu cette pièce d’Alfred Jarry depuis 1969!

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Véritable portrait de Monsieur Ubu, par Alfred Jarry (1896)

Au début, nous partions pour la journée, puis rapidement nous avons assisté au spectacle du soir; souvent une création cabaret, comme par exemple Hop là, Fascinus, cabaret allumé, de et avec les membres de la Compagnie Octavio, entre autres artistes, une merveille, en 2008.

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Depuis quelques années, nous passons une semaine à Bussang, et allons voir toutes les pièces proposées, un festival de théâtre! Au programme également, balades et autres excursions, dans les Vosges et en Alsace…

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Le Théâtre du Peuple est à la fois mystérieux, chargé d’histoire *, et proche, familier: on y est chez soi. Les bancs sont durs malgré les coussins, bien durs… Une pièce à Bussang, ça se mérite!

* Le Théâtre du Peuple est classé monument historique depuis 1976.

Maurice Pottecher, enfant de Bussang, fondateur du Théâtre du Peuple, serait-il un Passeur?

La saison du Théâtre du Peuple est inscrite dans la vie de Bussang et de ses habitants depuis l’été 1895, durant lequel Maurice Pottecher, jeune poète et dramaturge, fils et petit-fils d’industriels bussenets, donne sa première représentation dans un champ, à l’emplacement actuel du théâtre.

L’arrivée par la route de Thann, les lacets de la route, la forêt sombre, le col, la descente raide vers le village. La traversée de Bussang, le village, les anciens thermes, la place, se garer dans le pré cabossé. L’enfant au tee-shirt jaune qui me vend le programme. Le théâtre dressé dans son écrin d’arbres. Les accents du solennel, la douceur de l’après-midi d’été, le gazon, le gravier blanc. On entre, on s’installe, on flâne, on goûte, on se prend en photo. Le théâtre en Polaroïd et laine polaire. Par l’Art, pour l’Humanité. La lumière qui filtre. Les histoires à son voisin, comme de rien: Les lustres, c’était pour une mise en scène telle année ; et puis ils les ont mis dans la salle. Les regards reconnus, qui se reconnaissent… (Vautrin Éric, Hôtes et brigands au Théâtre du Peuple de Bussang, in Du théâtre amateur, approche historique et anthropologique, C.N.R.S. Editions, Paris, 2004. Cité sur le site du Théâtre du Peuple, onglet De 1895 à nos jours)

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Le fondateur, Maurice Pottecher (1867-1960)

La construction du vaisseau de bois eut lieu dès 1896, et a évolué jusqu’en 1994 (tous les détails sur la vie de Maurice Pottecher et la construction du théâtre, sont sur le site cité). C’est le mécénat familial qui a permis, du moins au début, la réalisation de cette merveilleuse utopie.

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Cartes postales anciennes : le Théâtre du Peuple en 1895 et 1898.

Points de vue et critiques

Des critiques se sont fait jour, dès le début, petits coups de griffes à cette aventure hors du commun; mais parfois analyses qui approfondissent et questionnent.

À commencer par le journal Le Charivari, qui écrivait le 30 août 1897:

Je ne conteste ni les bonnes intentions de cette fondation candide, ni le dévouement désintéressé de ses collaborateurs. Seulement je me demande ce que le Théâtre du Peuple peut faire de bon et d’utile. Je ne le vois pas. Pourquoi vouloir enseigner aux braves paysans l’art de bafouiller des banalités, de faire des grimaces, de se maquiller? Laissez-leur donc le peu de simplicité et de naturel qu’il leur reste encore. Ça vaudra mieux.

Ça, c’est fait! Quel impact cela a-t-il eu sur les gens de l’époque? Difficile à dire. Sur l’intelligentsia parisienne, peut-être. Maurice Pottecher avait fait ses études et travaillé à Paris, comme rédacteur, critique théâtral et musical. Il y avait côtoyé de grands noms littéraires (Daudet, Goncourt…) et fait ses débuts d’auteur dramatique, en lien avec son village natal (où il revenait chaque été). Sa première pièce, Le Diable marchand de goutte fut d’ailleurs saluée par ses pairs.

Nos contemporains (1996) égratignent parfois telle mise en scène, tels choix de pièce…

Laïc, républicain, Pottecher croyait à l’émancipation du peuple par la culture. Dramaturge à ses heures, il fit construire tout près de ses ateliers un théâtre de bois, chef-d’œuvre de charpentier en forme de carène de bateau renversée, avec pour devise au fronton : Par l’art, pour l’humanité. On joua donc chaque été, pour un public essentiellement local ses comédies ou tragédies édifiantes, avec un cahier des charges précis. Comédiens amateurs puisés dans l’entreprise Pottecher, présence exigée sur scène d’enfants et d’animaux, et obligation d’ouvrir pour au moins un tableau le fond coulissant du plateau (…) Dans les années 50, le grand acteur Pierre-André Wilms (sic) (Cf. note 1) reprend le flambeau de Pottecher pour y donner libre cours à son goût pour l’exotisme précieux, avant de laisser la place à Tibor Egervari et à quinze ans de Shakespeare. Depuis 1991 et pour cinq ans, le tandem François Rancillac-Philippe Berling a pris les commandes, assoupli la tradition en faisant appel pour partie à des comédiens professionnels, tout en conservant l’esprit Bussang et en montant avec un éclectisme éclairé des textes exigeants ou plus faciles, Giraudoux, Kleist, Valetti, et même, centenaire oblige du (sic) Pottecher (Cf. note 2), pour enfin finir en beauté avec Ibsen.

Alain Dreyfus, in Libération du 16/08/1996

Pour être juste, je dois ajouter que la suite de l’article est consacrée à des louanges sans partage pour la création de Peer Gynt, d’Henrik Ibsen, par Philippe Berling.

Note 1 : L’auteur de l’article veut parler de Pierre Richard-Willm bien sûr.

Note 2 : Effectivement, en 1995, pour le centenaire du Théâtre du Peuple, Philippe Berling reprend deux œuvres de Maurice Pottecher, La Reine Violante et Le Lundi de la Pentecôte. Il crée par ailleurs Au rêve de gosse, texte de Serge Valetti. (site du Théâtre du Peuple)

Et à Bussang ?

Des Bussenets sont en désaccord, eux aussi… Oui, le Théâtre du Peuple est aussi devenu une entreprise. Des milliers de gens envahissent le village chaque été: des aficionados du théâtre, des intellectuels, des touristes, des curieux… L’armée de bénévoles qui œuvre au Théâtre a fort à faire. Mais l’essentiel de la critique n’est pas là. Les Bussenets pensent, sans doute avec quelque raison, que la programmation du Théâtre est surtout faite pour ces étrangers au village, et beaucoup n’y trouvent plus leur compte:  où sont passées les pièces de Maurice Pottecher, proches de nous, de nos vies, et qui nous faisaient tant rire? Pourquoi tant de Shakespeare, Ibsen, sans parler des créations belges ou canadiennes… ?

Les Bussenets ont oublié que, dès les débuts, la programmation a fait la part belle aux pièces classiques ou aux créations (ce qu’oublie d’ailleurs de mentionner l’auteur de l’article précédemment cité ). Regardons:

  • 1900 : Le médecin malgré lui, de Molière;
  • 1901 : Poil de Carotte, de Jules Renard (spectacle invité);
  • 1902 : Macbeth, de Shakespeare (repris en 1903); Et ainsi de suite, au long des années, les auteurs classiques ont régulièrement été représentés à Bussang.

Les directeurs-metteurs en scène contemporains ont aussi repris à Bussang des pièces de Maurice Pottecher (en 1967, en 1980, en 1995…) Lors de grands anniversaires comme en 1995, deux pièces de Maurice Pottecher  sont reprises de façon traditionnelle (La Reine Violante et Le Lundi de la Pentecôte). En 2015, pour les 120 ans du Théâtre du Peuple, son fondateur est mis à l’honneur et renouvelé par une création : Un d’eux nommé Jean: pièce librement adaptée de textes de Maurice Pottecher et de lettres de son fils Jean, mort en 1918 à la fin de la Grande Guerre (À mon avis, une grande pièce, une belle et émouvante création!)

Peut-être le renouvellement attendu par les Bussenets… Le théâtre est un art vivant. Les productions théâtrales du Théâtre du Peuple ont à cœur de rester fidèles à son esprit et à ses valeurs: par l’Art, pour l’Humanité. Et elles évoluent en s’adaptant à notre époque.

Le Théâtre du Peuple (…) est l’idée d’un homme porté par les idéaux de son temps et que Romain Rolland célébra très vite. Il n’y avait nul paternalisme supérieur dans le geste de Maurice Pottecher, mais bien le désir de partager. Et, comme le dit la devise du Théâtre du Peuple (…) « Par l’art, pour l »humanité », son rêve était d’améliorer la vie des ouvriers (…), des employés, des notables et des paysans de la vallée (…) Jean Vilar connaissait et aimait l’œuvre de Maurice Pottecher.

Armelle Héliot, 16/08/2012  http://www.lefigaro.fr/theatre/2012/08/16/03003-20120816ARTFIG00377-bussang-un-theatre-en-foret.php

  Lecture complémentaire : extrait d’une recherche universitaire 

Cherchant des documents sur le théâtre populaire, je trouve sur Internet un texte de 2016, une intéressante recherche universitaire: Retour sur l’histoire du théâtre populaire: une démocratisation culturelle pensée à l’aune de la nation; publié par Marion Denizot  (Université de Rennes 2), il présente entre autres une analyse du projet Théâtre du Peuple. Cette analyse se fonde sur le décryptage des options philosophiques et politiques de son fondateur, les extraits marquants de cette étude (adresse Internet à la fin de la citation).

Pour leur mise en valeur, j’ai mis des italiques accentuées à certaines parties du texte; pour alléger la lecture, j’ai remplacé certaines périphrases par des 〈expressions plus courtes)

« Bien que davantage préoccupé par la constitution d’un répertoire proche des traditions vosgiennes, Maurice Pottecher défend lui aussi une conception républicaine de la nation. Ainsi, pour les célébrations du centenaire de la République, en 1892, il monte (…) « Le Médecin malgré lui », dont il transpose le texte des paysans en dialecte. Le succès de la pièce l’encourage à créer le Théâtre du Peuple trois ans plus tard ; ce geste témoigne déjà d’une conception de la nation qui inclut et unit l’ensemble du territoire, y compris les provinces qui affichent fièrement leur particularisme linguistique.

Avec Liberté (1898), dont l’action se situe pendant la Révolution, dans un village vosgien, alors que « la patrie est en danger », Pottecher rend hommage à la ferveur patriote et aux valeurs de liberté et d’égalité. Cette pièce sera d’ailleurs jouée pour la réouverture du théâtre en 1946. En 1904, Pottecher poursuit le « récit national », en montant une Passion de Jeanne d’Arc, vibrant témoignage de l’amour du peuple pour sa patrie: l’auteur, qui s’est éloigné de la foi catholique, justifie l’action de Jeanne d’Arc pour sauver la France de l’ennemi anglais par l’appel du peuple et non par celui de Dieu (…)

La naissance du théâtre populaire est concomitante d’une conception intégratrice de la nation, définie au XVIIIe siècle par la dimension spirituelle attribuée à la souveraineté nationale (…) La célèbre définition du théâtre populaire de Jean Vilar – «réunir, dans les travées de la communion dramatique, le petit boutiquier de Suresnes et le haut magistrat, l’ouvrier de Puteaux et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé » – reprend cette mystique de l’unité qui domine la Révolution française. Elle s’inspire, en actualisant le lexique, de celle de Maurice Pottecher : « L’assemblée sera d’autant plus complète qu’elle réunira sur les mêmes gradins le premier des philosophes de la nation et le dernier des portefaix de la halle, le financier le plus opulent et le plus dénué des traîne-misère, séparés l’un de l’autre – ou plutôt réunis l’un à l’autre – par la série intermédiaire des êtres qui rattachent l’extrême richesse matérielle ou intellectuelle à l’extrême pauvreté ».

En créant en 1895 le Théâtre du Peuple, à Bussang (…) à la frontière de l’Allemagne, Maurice Pottecher souhaite renouveler la forme théâtrale, après des expériences parisiennes qu’il juge décevantes. (…) De retour dans son pays natal, il pose les principes de ce nouveau théâtre : un théâtre qui s’adresse à tous les éléments d’une société ; un théâtre utile à l’éducation morale, civique et artistique du peuple, « par l’art, pour l’humanité », selon la devise inscrite au fronton du théâtre (…) Maurice Pottecher met directement en pratique sa conception théorique d’un théâtre populaire. Il définit tout d’abord un répertoire écrit pour le public local, dans sa langue actuelle. Les sujets sont prioritairement issus des traditions légendaires, des mythes du pays, de l’étude des mœurs vosgiennes, de ce que l’on pourrait nommer le « folklore local ». Le Diable marchand de goutte (1895) ou Le Sotré de Noël (1897) s’inspirent ainsi de légendes vosgiennes. »

〈 L’auteur note 〉 une tendance à l’idéalisme, caractéristique de cette fin de fin de siècle et qui doit être rapprochée du mouvement de critique d’une société matérialiste et positiviste. Pour montrer l’influence de l’idéalisme dans la conception du théâtre populaire, 〈regardons〉 le parcours de Romain Rolland (…) Celui-ci est marqué par trois rencontres intellectuelles et spirituelles : Spinoza, Tolstoï et Wagner, qui contribuent à forger son Credo humaniste (…) L’apport de Wagner (…) ouvre la réflexion vers une conception vitaliste de la nation, marquée par la crainte de la dégénérescence et la volonté de créer un homme et un art nouveaux (…) »

Retour sur l’histoire du théâtre populaire : une « démocratisation culturelle » pensée à l’aune de la nation (XIXe-XXe siècles)

J’ajouterai que cette analyse, qui fait ressortir dans l’œuvre de Maurice Pottecher, les thèmes du nationalisme, de la ferveur républicaine, de la nécessité d’éduquer le peuple, mentionne également les idées vitalistes de l’époque: crainte de la dégénérescence, encouragement à cultiver un jardin,  lutte contre l’alcoolisme… Certains d’ailleurs ont vu dans la pièce de Maurice Pottecher, Le Diable marchand de goutte (la 1ère représentée à Bussang!), une participation directe à cette lutte, un peu paternaliste il est vrai, pour la santé physique et morale, et la sobriété des Vosgiens…

Et conclusion…

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