« Ce document est une réimpression à l’identique d’un ouvrage accessible sur la bibliothèque numérique Gallica http://gallica.bnf.fr « 

Source : Bibliothèque nationale de France

ISBN : 8 264720 759668

Cahiers du Quatrième Ordre,

Celui des pauvres Journaliers, des Infirmes, des Indigents etc.,
L’ORDRE SACRÉ DES INFORTUNÉS;
OU
Correspondance Philanthropique entre les Infortunés, les Hommes sensibles, et les Etats Généraux.

Pour suppléer au droit de députer directement aux États, qui appartient à tout Français, mais dont cet Ordre ne jouit pas encore.

Par M. DUFOURNY DE VILLIERS.

♦♦♦♦♦

Exergue:

Consolamini, consolamini, Popule meus: Quare moerore consumeris? quare innovavit te dolor? Salvabo: te noli timere.

O mon Peuple! dis-moi, quel chagrin te consume? Quelle douleur te rend méconnaissable? Console-toi, console-toi; cesse de t’alarmer: ton bonheur est proche.

(Extrait de l’hymne de la liturgie catholique « Rorate caeli », chant grégorien pour le temps de l’Avent).

http://www.hgiguere.net/Rorate-caeli-desuper-le-chant-par-excellence-du-temps-de-l-Avent_a315.html

♦♦♦♦♦

N°1, 25 Avril 1789.

♦♦♦♦♦

AVERTISSEMENT

La Loi qui doit être portée par les États-Généraux sur la liberté de la Presse, ne peut y apposer une restriction plus rigoureuse que celle de soumettre l’Auteur à signer son Ouvrage, afin qu’il devienne responsable des impropriétés, des calomnies et des doctrines séditieuses qu’il pourrait contenir. Cette Loi, qui aurait dû être portée provisoirement avant l’époque des États-Généraux, avant qu’ils l’eussent statuée et promulguée, afin que l’instruction publique la plus entière devançât la formation des Cahiers, le choix des Électeurs et celui des Députés, est actuellement prononcée par le Droit.

La Nation est libre, car elle délibère; elle ne le ferait point, si tous les Membres ne jouissaient pas de toute la liberté nécessaire pour faire, par tous moyens, l’émission de leur vœu. Les États-Généraux sont ouverts, puisque les Assemblées de District, qui collectivement sont les véritables États-Généraux d’où émanent toute volonté souveraine et tous pouvoirs, ont commencé leur travail, ont émis leur volonté: dès lors, on peut et on doit, soit par les délibérations dans les Assemblées, soit par l’impression, traiter toute opinion légitime, révéler tous les abus, combattre tous les fléaux qui affligent la Nation, en indiquer les remèdes, rappeler le but moral de toute Société, demander des instructions, et féconder à la fois de toutes ses facultés, soit les efforts que fait la Nation pour se régénérer, soit la puissance exécutrice qu’elle a confiée à son Roi: on doit rechercher tous les moyens de combiner si intimement le Prince et la Nation, qu’il en résulte l’unité de volonté, de force et de puissance, qui seule constitue la Monarchie: on doit fonder sur l’excellence morale du Gouvernement, et non sur le luxe et les valets, la véritable splendeur du Trône, afin qu’en détruisant tout ce qui satisfait, jusqu’à la satiété, l’orgueil et la cupidité des Grands et des Riches, pour défendre au contraire les plus faibles, secourir les plus pauvres, et accroître par le bonheur de tous les individus la félicité générale, on obtienne cette force collective, cette puissance morale, qui, seule redoutable, peut inspirer la terreur aux ennemis, et conserver la paix.

En anticipant sur l’époque ou cette Loi sera portée, en regardant la liberté de la Presse comme prononcée, comme promulguée, dès à présent, par la volonté unanime de la Nation, exprimée dans tous les Cahiers de toutes les Provinces et de la Capitale, je n’use cependant de mon droit naturel d’exposer ma pensée, de discuter les droits de l’humanité souffrante, avec tous les Français, d’établir les droits et les devoirs de la Société, qu’en me rendant publiquement responsable des maximes que je professe, qu’en avouant par ma signature tout ce que le sentiment illimité d’homme et de Français dicte à mon cœur.

♦♦♦♦♦

CAHIERS

DU

QUATRIÈME ORDRE

♦♦♦♦

  La force des anciens usages n’a pas permis de faire pour cette convocation tout ce qu’on fera peut-être pour l’une des suivantes. Il a paru nécessaire de distinguer encore les membres de la Nation, par Ordres; et le nombre de ces Ordres a été, selon l’usage, limité à trois: mais est-il nécessaire de distribuer la Nation par Ordres? Et ces trois Ordres renferment-ils exactement toute la Nation? Peut-être cette distribution sera-t-elle abolie; il faut l’espérer; et si elle ne l’est pas, il faut faire un quatrième Ordre; il faut, enfin, que, dans l’un et l’autre cas, la portion de la Nation qui est appelée par son droit naturel, et qui cependant n’est pas convoquée, soit représentée.

  La Nation s’assemble pour discuter et fonder des droits généraux qui seront érigés en Lois constitutionnelles, et des droits particuliers ou privilégiés qui seront attaqués et défendus. Elle s’assemble pour régler les Impôts et leur répartition. Les puissants et les riches paraissent seuls intéressés à ces discussions, qui cependant décident inévitablement du sort des faibles et des pauvres.

Quant aux puissants, je ne connais d’autre puissance que celle de la Nation; c’est cette puissance seule qui peut être accrue sans danger: toute puissance privilégiée étant opposée à la puissance commune, doit être anéantie, nonobstant tous titres, tout usage, toute ancienneté, tout culte personnel.

Quant aux riches, les divers degrés de fortune doivent seuls servir à classer les hommes, lorsqu’il s’agit de se cotiser; il semblerait donc que les Ordres du Clergé et de la Noblesse renfermant beaucoup d’individus très pauvres, de même que l’Ordre du Tiers renferme autant de fortunes aussi grandes que celles du Haut Clergé et de la Haute Noblesse, rien ne serait moins relatif à toute délibération sur les contributions, que de classer les individus comme Pontifes, Gentilshommes, ou Roturiers. En effet, la raison dit au contraire qu’il faudrait confondre tous ces Ordres, pour classer ceux qui les composent, selon leurs facultés; alors les véritables Ordres seraient ceux, des pauvres, de ceux qui n’ont que le nécessaire, des gens aisés, des riches, des opulents, des exubérants ou regorgeant. Or, selon cette distribution, les pauvres de tout Ordre, loin de payer, auraient droit à des soulagements; ceux qui n’ont que le nécessaire, ne paieraient, ni ne recevraient, parce que l’indigence seule doit recevoir, parce que le superflu seul doit payer; et comme les besoins réels ne croissent point en raison du superflu, si les gens aisés devaient payer un vingtième, les riches devraient en payer deux et demi, les opulents cinq, les regorgeant dix.

Il est évident que cette distribution, quelque conforme qu’elle soit à l’équité, au meilleur ordre moral, est tellement opposée à l’état actuel de la Société, qu’elle est impraticable; mais il est évident aussi que toute résolution sur la répartition de l’impôt, sera d’autant plus juste, d’autant plus salutaire, qu’elle tendra au même résultat,

1°) Décharger les Pauvres.

2°) Imposer les Riches proportionnellement à leurs facultés.

Cette première condition, soulager et décharger les pauvres, doit être inévitablement remplie dans tous les cas, quelle que soit la convocation, quelle que soit la formation des États-Généraux, quelle que soit la distribution des Ordres, et même quelles que soient leurs délibérations; car lorsque la raison et l’équité ne suffisent pas, il est une force morale irrésistible, qui opère les révolutions, celle de la Nécessité.

C’est ici le lieu de rappeler un grand principe, si généralement oublié, que des hommes d’une réputation imposante ayant avancé des principes différents ou contraires, n’ont éprouvé aucune réclamation. « Les Sociétés (ont-ils dit) ont été formées pour la conservation des propriétés, pour les mettre toutes sous une sauvegarde commune ». C’est avouer indirectement que les Sociétés ont été formées par la réunion des faibles contre les puissants, mais il fallait ajouter que ce n’était pas seulement pour la conservation des propriétés; quand même sous ce titre, on embrasserait comme la plus précieuse de toutes, la liberté; que c’était bien plus pour conserver les hommes que les choses; que c’était pour suppléer à la propriété de ceux qui n’en avaient pas, que c’était enfin pour constituer la plus grande force, la plus grande félicité commune, sur la conservation de l’énergie, sur le bonheur de tout individu. En effet, la cupidité, alliée avec la politique, n’avait pas encore imaginé ces systèmes selon lesquels les propriétés et les richesses concentrées dans une petite portion de la Société, réduisent un si grand nombre d’individus à la condition d’hommes disponibles, celle de ces hommes qui, abandonnés par la Société, sont contraints par la misère à donner tout leur temps, toutes leurs forces, leur santé même, pour un salaire qui représente à peine le pain nécessaire pour leur nourriture.

Si les Sociétés n’ont pas eu pour but principal la conservation des propriétés, parce qu’il eût été ridicule de proposer un pacte, en vertu duquel les Propriétaires auraient eu pour garants de leurs biens, des hommes qui n’auraient retiré aucun avantage de ce pacte, auxquels ce même pacte n’aurait pas même garanti la conservation de la vie, il est évident que le but principal, la conservation nécessaire de la Société, a été la protection, la conservation des faibles et des indigents. Que les auteurs célèbrent de ces doctrine modernes auraient donné bien plus de dignité à leur pacte social, s’ils lui avaient assigné pour base, non seulement l’intérêt physique de quelques individus, mais le devoir moral, la fraternité de tous les hommes!

Le but véritable des sociétés est encore plus évident, si on les compare aux familles dont la sollicitude a pour premier objet la protection, la conservation des femmes, des enfants, des vieillards et des infirmes; si on se rappelle les mœurs des premiers hommes et des Peuples pasteurs, leur exercice de la fraternité, de l’hospitalité, l’adhérence entre le chef et les serviteurs, qui protégeait ceux-ci contre les malheurs. Cela est encore évident, si l’on considère l’état des animaux faibles qui se réunissent en société, non seulement pour résister à l’ennemi commun, se réchauffer en commun, faire des magasins communs, se secourir mutuellement, élever leurs petits, soulager les infirmes, etc., mais encore pour acquitter réciproquement le devoir moral de tout être sensible.

S’il est démontré, s’il est évident d’ailleurs que le puissant et le riche ont moins besoin de la Société que le pauvre, que c’est pour le faible, le pauvre et l’infirme, que la Société s’est formée, et que c’est enfin une des clauses fondamentales du pacte de Société, que de préserver tous les individus de la faim, de la misère et de la mort qui les suit; je ne demanderai pas seulement pourquoi il y a tant de malheureux, mais pourquoi ils ne sont pas considérés chez nous comme des hommes, comme des frères, comme des Français. Pourquoi cette classe immense de journaliers, de salariés, de gens non gagés, sur lesquels portent toutes les révolutions physiques, toutes les révolutions politiques, cette classe qui a tant de représentations à faire, les seuls qu’on pût peut-être appeler du nom trop véritable, mais avilissant et proscrit, de doléances, est-elle rejetée du sein de la Nation? pourquoi elle n’a pas de représentants propres? pourquoi cet Ordre qui, aux yeux de la grandeur et de l’opulence, n’est que le dernier, la quatrième des Ordres, mais qui, aux yeux de l’humanité, aux yeux de la vertu comme aux yeux de la Religion, est le premier des Ordres, l’Ordre sacré des Infortunés; pourquoi, dis-je, cet Ordre, qui, n’ayant rien, paye plus, proportionnellement, que tous les autres, est le seul qui, conformément aux anciens usages tyranniques des siècles ignorants et barbares, ne soit pas appelé à l’Assemblée Nationale, et envers lequel le mépris est, si j’ose dire, égal à l’injustice?

En vain me dira-t-on que les Députés du Tiers, que la loyauté de tous les Ordres prendront sa défense, que le cœur de Sa Majesté est l’asile de l’infortuné : personne n’est plus enclin par respect et par estime pour tous les Ordres, et pour chacun de leurs Représentants, à se laisser persuader de l’existence de ce sentiment unanime d’équité et de protection ; personne n’a une plus haute idée de la sensibilité du Roi ; mais je demande à l’Ordre du Tiers si, lorsqu’il n’était pas suffisamment représenté dans les États (soi-disant) Généraux, la protection et les vertus des deux autres Ordres, le défendaient, le préservaient de l’introduction des impôts, des abus et des vexations, contre lesquels il ne réclame efficacement aujourd’hui, que parce qu’il est enfin parvenu à une représentation proportionnelle? Je demande à tous les Ordres, et particulièrement à celui du Tiers, s’ils ne sont pas éminemment privilégiés en comparaison du quatrième Ordre? Et forcés d’en convenir, comment pourraient-ils se soustraire à l’application du grand principe, que les privilégiés ne peuvent représenter les non-privilégiés? Je demanderai enfin aux Députés des Villes commerçantes, si les Fabricants, forcés de prendre leur bénéfice entre le prix de la matière première et le taux de la vente aux Consommateurs, ne sont pas continuellement occupés à restreindre le salaire de l’ouvrier, à calculer sa force, sa sueur, ses jouissances, sa misère et sa vie, et si l’intérêt qu’ils ont à conserver cet état de choses, n’est pas directement opposé aux réclamations du quatrième Ordre, dont leur générosité les porterait d’ailleurs à se charger.

En vain cette classe d’hommes, adonnée au Commerce, célèbre-t-elle les avantages qui en résultent pour la Nation; en vain le Vulgaire embrasse-t-il cette chimère, comme base de la félicité publique: il est évident que la Société ne peut augmenter en forces, en puissance, et surtout en bonheur, par la pénurie, par l’accablement, la servitude et le malheur d’un très grand nombre de ses membres. Il faut donc sans cesse rappeler à la multitude des grandes Villes, égarée par les sophismes séducteurs de quelques écrivains, aveuglée par l’éclat des grandes fortunes acquises dans le commerce, que la consommation croît avec l’aisance des individus, et avec la population qui en est une suite; que la consommation est la seule mesure de la Fabrication et du Commerce; que la multitude des Marchands n’opère pas toujours l’effet général de la concurrence, parce qu’il est nécessaire que les frais de réception, de loyers, etc. qui se multiplient, soient acquittés par les Consommateurs; que la trop grande propension pour le Commerce, introduisant une suite de classes, une hiérarchie de Marchands en gros, en détail, Débitants, Revendeurs, Courtiers, Regrattiers, etc. le bénéfice de toutes ces mains intermédiaires et superflues, sont un impôt très considérable sur le Consommateur; qu’il ne résulte point inévitablement de ce grand nombre d’agents mercantiles, une concurrence, une émulation pour obtenir la préférence auprès des acheteurs, par la bonne qualité, (ainsi qu’on l’a prétendu); mais qu’au contraire l’insatiabilité ou la détresse de tous ces petits Débitants, les porte à préférer dans leurs achats ce qu’ils appellent marchandises de vente, dans lesquelles l’apparence cache le plus adroitement tous les défauts en qualité, soit de continuité du tissu, soit d’invariabilité des dimensions, soit de solidité de la couleur, soit d’altération des matières premières. Que les gens riches ou aisés, pouvant faire leurs achats dans les Fabriques, ou chez des Marchands en gros qui ont des remises des Fabricants, sont les seuls consommateurs qui payent les objets à bon prix, de bonne qualité, sans surcharge de bénéfice, et même avant qu’ils soient altérés; que le pauvre au contraire, le quatrième Ordre, ne pouvant acheter que de la cinquième ou sixième main, solde d’une part tous les bénéfices, toutes les charges intermédiaires, et d’autre part n’achète que le rebut des Manufactures; encore n’est-ce qu’à haut prix; et si on ne lui livre à faux poids ou à fausse mesure, on lui fait subir une augmentation, pour le trait sur les poids, par le pouce arrière sur les mesures, par le fort-denier, et par les altérations, mélanges et autres infidélités pratiquées par les Marchands et Débitants secondaires.

Je dois ici généraliser l’intérêt, et faire observer aux vénérables indigents du Clergé, de la Noblesse et du Tiers, qu’ils éprouvent, ainsi que la classe des salariés, celle du quatrième Ordre, tous les effets spoliateurs, toutes les suites funestes de ce fâcheux état de choses.

Il faut encore détruire le prestige des grandes fortunes acquises dans le Commerce, en persuadant à la multitude qu’elles éblouissent, que rien n’est plus contraire à la prospérité générale, que cette concentration de biens sur un petit nombre de têtes; que ces grandes fortunes sont presque toujours, ou l’effet ou la cause de quelque espèce de monopole, soit en s’emparant d’une quantité notable de la denrée; soit en donnant la faculté d’écarter les concurrents, et qu’ainsi étant aussi dangereuses dans l’ordre politique que contraires à l’ordre moral, elles sont un fléau public; qu’enfin la Société ayant pour véritable but la défense et la conservation des faibles, les riches étant au-dessus de l’adversité et de la sollicitude de la grande famille, il est un intérêt supérieur à celui du Commerce: c’est celui des infortunés, celui des plus petits consommateurs; que c’est pour eux, pour les pauvres de tous Ordres, que les Lois doivent être entières, inflexibles, prévoyantes, protectrices; que c’est surtout pour eux que la Société politique doit être en activité; toute la société morale, en sollicitude, en vigilance, en soins préservateurs et en largesses.

Les Cahiers du Tiers ou leurs projets, dont j’ai eu connaissance, indiquent avec sagesse, noblesse, franchise et respect, les points principaux sur lesquels doivent statuer des Lois constitutives, d’où l’on attend la restauration et la stabilité de la félicité publique; mais aucun ne m’a présenté le mandat distinctement énoncé, de donner pour base inamovible du bonheur général, des Lois conformes au but de la Société, la protection, la conservation des faibles de la dernière Classe. Je ne doute pas cependant que l’évidence et l’humanité, étouffant tout intérêt personnel, ces principes et ces désirs ne se développent dans le cœur de ses Députés; ainsi lorsque des Mémoires instructifs et des réclamations formelles auront été publiés, il n’y aura plus d’obstacles au soulagement du quatrième Ordre; chaque Député du Tiers sera son Représentant, chaque Français formera des vœux pressants pour la destruction de toutes les causes de la misère, pour la défense des infortunés. Cette portion du Clergé si importante par ses fonctions consolatrices, par les soulagements qu’elle répand sur les infortunés, les Curés scrutateurs des causes de la misère, seront certainement des défenseurs aussi persuasifs qu’instructifs et zélés; mais il faut dans tous les cas, pour que le zèle, la vertu, le courage des Députés quelconques s’expriment avec cette énergie respectueuse et persuasive, qui seule opère le bien, qu’elle soit encore appuyée de l’opinion publique; c’est en effet l’opinion publique qui alors régira seule les États-Généraux; ou plutôt, les États-Généraux ne feront que rédiger les délibérations publiques. Il ne suffit donc pas, pour opérer le bien, d’envoyer des Mémoires particuliers aux Députés; mais il faut publier ces Mémoires, il faut ainsi faire vertir (« appliquer ») au soulagement du quatrième Ordre cet amour du bien général, qui va diriger la Nation et ses Députés.

♦♦♦♦

PROSPECTUS

♦♦♦♦

  Le quatrième Ordre ne sera point convoqué en 1789; s’il l’était, il choisirait sans doute un autre représentant que moi; mais en m’efforçant de suppléer à l’exercice du droit naturel dont il est privé, j’espère obtenir son aveu, sa confiance, sa correspondance, et surtout ses bénédictions. Une si belle cause trouvera dans la sensibilité de mon cœur, des ressources que des talents ne pourraient remplacer, et dans la fermeté de mon caractère, le courage nécessaire, soit pour écarter les mépris de l’orgueil, soit pour combattre sans relâche l’opposition de l’intérêt personnel. Identifié depuis longtemps avec les Infortunés, ce n’est pas seulement pour avoir éprouvé des revers que je suis attaché à leur sort, ce n’est point par l’odieux motif de l’égoïsme: Non ignara mali, miseris succurrere disco; c’est pour avoir été le témoin de leurs grandes vertus. Laborieux, constants, infatigables, courageux, patients, humbles, pleins de confiance en la Providence, bons pères (1)

(1) Note de l’auteur, formant un paragraphe supplémentaire au bas de deux pages:

Ce n’est pas assez de rendre témoignage des vertus et des belles actions de la classe des infortunés, du quatrième Ordre; il faut encore lui obtenir l’hommage d’admiration qui est due à tant de traits héroïques, dont le recueil formerait les véritables faîtes d’une Nation vertueuse. C’est donc acquitter le plus délicieux des devoirs que de publier le trait suivant:

Vers la moitié du mois de Janvier dernier, dans la paroisse d’Orville, près Grasset en Berry, le nommé Leblanc, âgé de 90 ans, chef de plusieurs générations, voyant que les glaces empêchaient de moudre le peu de grain qu’il avait envoyé au moulin, et que, faute d’argent, la famille allait mourir de faim, refusa de prendre sa part d’un peu de pain que la charité de quelques personnes avait accordé: il déclara fermement que son temps étant fait, il regarderait comme un vol de diminuer la part de ceux qui avaient droit à une longue vie, pour prolonger quelques jours inutiles; qu’il espérait que la miséricorde de Dieu lui serait favorable, puisqu’il se sacrifiait pour soulager sa famille. Cet homme extraordinaire, qui abandonnait les restes d’une vie que les vieillards défendent plus que les jeunes gens, persista dans cette résolution pendant deux jours; enfin, le moulin tourna; le Meunier apporta la farine, et les petits enfants qui l’aperçurent les premiers, courant avec les transports d’une sensibilité digne de cette race, et s’élançant vers son lit, crièrent: Papa, voilà le Meunier! Papa, voilà le Meunier! Et ce ne fut qu’après leurs prières les plus vives, qu’après s’être assuré qu’il ne retrancherait rien du nécessaire de ses enfants, qu’il se détermina à prendre sa part et à conserver un homme aussi riche au moral, que pauvre au physique.

… ils sont les plus bienfaisants de tous les hommes, ils le sont par sentiment, et non par réflexion ou par vanité, ils le sont! Et je pourrais les abandonner! je pourrais ne pas invoquer en leur faveur la protection de tous les gens de bien! Je pourrais ne pas les disculper, ou même les excuser de quelques faiblesses que leur reprochent des hommes sans mœurs et sans foi, corrompus par principe, des êtres dégradés, qui osent les traiter de canailles! Oui, frères aînés! qui vendez Joseph, qui abandonnez Benjamin, méprisants égoïstes, renégats de l’Humanité, c’est de cette prétendue canaille que je me ferai gloire d’être le défenseur. Dans ce dessein que rien ne pourra me faire abandonner, et que certainement toute autorité bienfaisante secondera, je publierai tous les Mémoires qui me seront adressés pour plaintes, révélation et réformation d’abus, je sais que j’embrasse sous ce titre presque tout ce qui est objet de délibérations, parce qu’il n’est presque pas d’abus dont cette portion de la Nation ne sente l’effet direct ou indirect; mais mon dessein est, en ne taisant rien d’utile à mes Commettants, de ne consigner dans ces Cahiers aucune personnalité, aucune pièce dictée par la passion, l’esprit de parti, l’enthousiasme ou la haine. La portion de la Nation, sous le nom de laquelle ces Cahiers seront rédigés, le quatrième Ordre est à la vérité sujet à l’erreur sur les causes, mais il ne se trompe presque jamais sur les effets, sa franchise donne un très grand poids à la dénonciation, et ses tortures commandent le respect de l’allégeance.

Si la défense de l’ordre innombrable des infortunés contre les maux publics qui l’assiègent, pouvait émouvoir assez puissamment, non seulement l’humanité, mais la politique; si après avoir accablé l’âme d’un Roi, dont la plus vive passion est l’amour du bien général, l’horreur qu’inspire son fort pouvoir aussi pénétrer dans les replis des froids calculateurs, des prétendus éléments de l’ordre national, et leur démontrer que le seul bonheur, et non la torture du quatrième Ordre, est la seule source de la force générale; si toujours guidés par la voix publique et par la sensibilité de chacun des députés, les États-Généraux voulaient aller au-devant des infortunés par une démarche calmante et même consolatrice, leur faire pressentir le changement de leur sort; ils pourraient statuer par une suite de l’autorité souveraine qui leur appartient, que la forme de la convocation actuelle étant fournie de droit à leur examen et proposée à leur approbation, ils la regardent comme incomplète, puisqu’elle n’embrasse pas l’universalité des Français, et surtout cette portion qui est la plus intéressée au meilleur ordre moral; ils arrêteraient que dans les lois pour la prochaine convocation, les droits du quatrième Ordre seront reconnus, et la manière d’en user clairement établie; ils admettraient provisoirement dans l’Assemblée actuelle, une personne dont la fonction spéciale serait celle de recueillir tout ce qui peut être avantageux à l’Ordre sacré des infortunés; ils lui accorderaient la connaissance des notions et discussions qui pourraient intéresser cet Ordre respectable; et enfin, si cet agent n’avait la voix délibérative, il aurait la voix consultative.

Cette forme d’admission, dont la proposition paraîtra d’abord étrange, parce qu’elle n’avait pas été prévue dans le plan général de convocation, ne diffère cependant pas sensiblement de celle dont jouira tout individu spectateur des Assemblées; car celui-ci ayant le droit d’entendre toutes les motions portées dans les séances, aura aussi celui de rendre les observations publiques, et alors il sera co-délibérant de fait, quoique non Député, et l’action de son opinion, en se portant surtout au-dehors, n’en sera que plus vive. L’agent du quatrième Ordre ne recevrait donc de plus des États-Généraux, que la faculté d’être consulté et de rendre compte sur-le-champ à l’Assemblée de ce dont il aurait acquis connaissance par la correspondance générale.

Pour remplir une mission aussi supérieure à mes lumières qu’à mes talents, je prie tous les gens de bien dans toute l’étendue du Royaume, et particulièrement Messieurs les Curés, les Sociétés Philanthropiques, les Administrateurs des Hôpitaux, ces précieux Citoyens dont la bienfaisance est éclairée par l’observation assidue des maux et des remèdes, de m’adresser des Mémoires:

1°, sur les causes de la misère de leur district;

2°, sur le genre d’occupation des pauvres;

3°, sur l’espèce de dénuement, soit de travaux et de salaires, soit de logement, soit de vêtements et d’autres secours;

4°, sur l’action oppressive de tous et de chacun des impôts;

5°, sur les remèdes et palliatifs à proposer.

Je les prie de rapporter des faits justificatifs, et de s’assurer de la remise des Mémoires, en me les faisant parvenir, autant qu’il sera possible, par des personnes sûres, qui pourront me faire connaître leur désir sur la suppression ou la conservation de leur nom à l’impression.

Je sais que les hommes les plus honnêtes ne sont cependant pas toujours dans une relation habituelle avec les membres du quatrième Ordre, et qu’ainsi beaucoup de ces petits détails intimes de la misère ne leur seront pas actuellement connus; je les invite donc par les motifs les plus pressants, à s’en rapprocher sans délai, pour se mettre en état de scruter les maux, d’en approfondir les trois causes, physique, politique et morale, et d’en indiquer les remèdes suffisants.

En conférant ainsi avec les infortunés pour rassembler toutes les instructions qui peuvent servir à diriger ceux qui désirent réveiller l’intérêt que tout Citoyen doit à leur sort, ces Correspondants, ces Secrétaires du quatrième Ordre, auront le plus grand soin de faire connaître à leurs humbles Commettants combien ils ont lieu d’espérer du zèle avec lequel les États-Généraux examineront tout ce qui peut les soulager, afin que cet espoir produisant la consolation d’une part, et d’autre part attirant la bénédiction sur cette auguste Assemblée, resserre les liens de la fraternité entre tous les Ordres.

Trop honoré d’une telle Correspondance, je désirerais respecter l’intégrité de ces Mémoires;; cependant je suis obligé de représenter à mes commettants, que plusieurs causes de misères étant générales, la conformité entre quelques parties des Mémoires des différentes Provinces ne permet pas de les inférer tous en entier, et qu’ainsi, pour soutenir l’attention des Lecteurs, pour remplir les vues des Auteurs, pour éviter les répétitions, il est nécessaire d’en extraire les faits, de rapprocher les réflexions et de concentrer les idées, mais en conservant toujours aux correspondants l’hommage de reconnaissance publique, due à leur zèle.

Entre toutes les grandes causes de calamité qui feront l’objet de ces Mémoires, les vicissitudes et l’excès du prix du pain et des premières denrées tiendront sans doute le premier rang. J’ai sur cet objet des propositions importantes à faire, mais je crois devoir en différer la motion jusque vers l’époque à laquelle les États-Généraux seront prêts à prendre en considération cette grande question, afin de donner le temps aux Correspondants qui auraient des Mémoires à me faire parvenir, de m’aider à rendre ce travail plus complet et plus utile.

Il est encore un objet bien important pour la félicité générale et pour celle du Peuple en particulier: c’est l’éducation populaire. Non seulement cette éducation chrétienne aussi imparfaite qu’importante, aussi incomplète que mal administrée; mais cette éducation nationale, qui, d’un homme rendu Chrétien par la plus pure morale,fait un Citoyen, un Patriote; c’est cette application des principes de la morale chrétienne aux devoirs de la Société, qui seule peut faire des Lois justes, et qui seule peut les faire respecter; et c’est de ce respect seul, et non de l’abus des forces militaires, que peuvent résulter l’amour pour la Nation, comme première source des Lois, l’amour pour le Souverain comme premier Agent des Lois, l’amour de la justice et de la paix comme pouvant seul faire le bonheur de tous les Citoyens par le maintien de l’ordre et de la fraternité générale. C’est enfin par cette seule éducation nationale que les infortunés, sûrs alors d’être toujours écoutés, toujours plaints, toujours soulagés, conserveraient le courage, supporteraient les maux et les travaux, auraient horreur de toute révolte contre des Lois nécessaires, et contre un Roi juste qu’ils combleraient au contraire de bénédictions.

Le logement, le vêtement du pauvre, ses maladies, leurs suites, son enfance, et sa vieillesse, les procès, les vexations, tous les tourments de son âme, tout ce qui opère l’infortune, l’accompagne ou la suit, a droit d’intéresser. Tout présente des abus ou des crimes; tout dictera sans doute des réformes et des remèdes: ainsi lorsque la sensibilité nationale pourra s’arrêter sur ce tableau de la misère constante d’un grand nombre d’hommes, sur la chute d’un grand nombre d’individus élevés dans l’aisance, qui peut douter qu’elle ne commande au génie de dévoiler quelques nouveaux moyens, non seulement de diminuer le nombre des infortunés et de les soulager, mais de prévenir les fléaux qui dévorent ces véritables héros de la Société? C’est alors qu’inspiré par le plus puissant des sentiments, celui de l’humanité; le Génie français aura la gloire immortelle de découvrir quelques nouvelles bases morales pour une Société mieux organisée, telle enfin que jamais la propriété, l’aisance et surtout la richesse que l’état social procure à un certain nombre d’individus, ne soient fondés sur l’oubli, sur la criminelle oppression, sur l’indigence, la misère, la douleur et la mort d’un grand nombre d’hommes.

Après avoir considéré tout ce qui produit, entretient et propage l’infortune, tout ce qui intéresse le quatrième Ordre, l’humanité dicte encore de suivre le sort des malheureux que le défaut de principes, l’excès du besoin, le manque de courage ont jetés dans le crime, et surtout de ceux qui, n’ayant retiré de l’exercice des plus grandes vertus que le mépris d’une société aussi injuste que corrompue, ont enfin cessé de respecter des Lois qui n’étaient sévères que contre eux. Il est digne, sans doute, de toutes les âmes honnêtes, de ne pas se contenter de gémir sur le dernier terme de l’infortune, mais de suivre encore ceux qui se sont ainsi bannis d’une société mal ordonnée, ceux que la sûreté commune soumet à la captivité, soit dans ces gouffres appelés Dépôts, soit dans d’autres maisons de correction. C’est dans ces lieux d’horreur, où le criminel invoque en vain toute la rigueur de la Loi, où les tortures ne peuvent servir à l’exemple, où on fait l’exception la plus cruelle à l’intention du Roi, exprimée d’une manière si touchante dans les Lois mémorables qu’il a portées pour la suppression de la question préparatoire et des cachots; c’est, dis-je, dans les détails intimes de tout ce qui regarde l’approvisionnement et la police de ces maisons, que tout homme de bien doit descendre, c’est là qu’il doit observer si en effet les abus d’administration et d’autorité, si l’oppression et la barbarie résident dans ces affreux séjours comme dans leur climat propre; si les Préposés s’endurcissant aux cris de leurs victimes, n’y font pas de véritables cours de rapines et de cruautés; si le sang et les larmes des hommes séparés de la société, ne servent pas ainsi au luxe, à la tyrannie, et même à la gloire de chefs encore plus criminels qu’eux: c’est alors que frémissant d’horreur, le vrai Citoyen devra sans réserve, comme sans crainte, dévoiler aux yeux de la Nation effrayée, tous les vices, tous les crimes de ces établissements, et montrer l’un des foyers d’où le despotisme, les abus et les forfaits impunis, se répandraient sur toute la Société.

N.B. On est prié de faire remettre les Mémoires, franc de port, à l’adresse de M. Dufourny de Villiers, rue des Mathurins, au petit hôtel de Cluny.

FIN DU TEXTE de M. DUFOURNY de VILLIERS (30 pages)

Ce diaporama nécessite JavaScript.