
5 : Le roman Personne de Gwenaëlle Aubry, est, dit l’éditeur, « le portrait, en vingt-six angles et au centre absent, en vingt-six autres (un abécédaire, de A comme Antonin Artaud à Z comme Zélig) et au moi échappé, d’un mélancolique. » Ce roman « recompose la figure d’un disparu, qui, de son vivant déjà, était étranger au monde et à lui-même« .
Un récit dense et déchirant, très intérieur, d’un accès parfois difficile.
Personne, comme le nom de l’absence, personne comme l’identité d’un homme qui, pour n’avoir jamais fait bloc avec lui-même, a laissé place à tous les autres en lui ; personne comme masque aussi, le persona des acteurs, ou celui de la littérature « prenant le visage de la folie ». (Présentation de l’éditeur)
Exergues proposées par l’auteur :
Je n’écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie.
Georges Perec
On doit porter le deuil pendant sept jours pour un mort, pendant tous les jours de sa vie pour un fou.
Saint Augustin
Mais qui donc à la fin, toi, le fou ? Moi ?
Antonin Artaud
Voici quelques extraits de Personne :
Écrire la folie du père (François-Xavier Aubry, « Personne ») :
« Je ne sais pas quand je me suis dit pour la première fois « mon père est fou », quand j’ai adopté ce mot de folie, ce mot emphatique, vague, inquiétant et légèrement exaltant, qui ne nommait rien, en fait, rien d’autre que mon angoisse, cette terreur infantile, cette panique où je basculais avec lui et que toute ma vie d’adulte s’employait à recouvrir, un appel de lui et tout cela, le jardin, le soir d’été, la mer proche, volait en éclats, me laissant seule avec lui dans ce monde morcelé et muet qui était peut-être le réel même. »
(4ème de couverture)
(…) « sur son carnet, la veille de sa mort, il avait écrit en grosses lettres : « Moi, le père impuissant », il fallait bien quelqu’un pour honorer ce père-là, une part de moi au moins, enfantine, obscure, obstinée, pour le rejoindre à cloche-pieds dans la fête la nef des fous, franchir le cercle bien clos qui si paisiblement l’excluait, l’honorer, partager sa honte et son déshonneur, passer avec lui du côté de ceux qui, visage écrasé contre la vitre regardent les fêtes auxquelles ils ne sont pas invités, les banquets abondants, les convives bruyants et chamarrés aux bouches grandes ouvertes pour happer un peu d’air comme des poissons dans un aquarium, d’autant que le silence, ce premier Noël après sa mort, était assourdissant, alors, au jour tombant, à l’heure où, réunis autour de la cheminée, réchauffés au feu tiède de la normalité, on devisait à mi-voix, échangeant des nouvelles, enfants, vacances, métier, des petits paquets de vie bien ficelés (…)
(Je ne fais rien d’autre, finalement, écrivant ce livre, que prononcer son nom.) »
(p. 105-106)
« Souvent j’ai surpris dans sa voix, sur son visage, les intonations, le rictus, de tel politicien de droite aperçu la veille à la télévision. Mais ça n’allait pas de soi, ça n’était pas lui. Il y avait un flottement, une distance, une incrédulité. Il jouait le rôle sans l’habiter. Il faisait l’homme de loi, mais il était out of laws. Dans sa famille, on ne jouait pas avec les codes. On ne se préoccupait pas non plus de les justifier. On en héritait, et on les transmettait. On était bourgeois sans haine des prolétaires, catholique sans foi, nanti sans avidité, lettré sans curiosité. L’essentiel était de sauver la face, ou plutôt la surface (…) Il y a, en psychiatrie, une maladie que l’on nomme maladie du comme si : ceux qui en souffrent font comme s’ils n’étaient pas malades, comme si tout était normal, comme si quelque chose existait comme la normalité. Cette maladie du comme si c’est, d’une certaine façon, celle de la bourgeoisie : c’était celle de ma famille paternelle, en tout cas, comme des parents de Fritz Zorn (1) (…) Zorn est mort du cancer, mon père de mélancolie ; mais je me dis parfois qu’il est mort de n’avoir pas eu la maladie du comme si : de n’avoir pas su, ou pas pu, toujours faire semblant, faire comme si tout allait bien, comme si tout était simple, comme si tout ce que Zorn nomme le « compliqué » (le sexe, la politique, la religion, les idées, mais aussi ces ébranlements sombres et somptueux où se fonde une personne, où se décide une vie) devait être rejeté, toujours, dans le silence, dans la prudence. Qui sait si ce nez de clown, pour peu qu’il l’ait porté, ne l’aurait pas sauvé ? »
(p. 31-32)
(1) Lire sur ce site : https://wp.me/p7TeeU-1eb
Images de la folie
« Ainsi, tête haute dans la rue, il en rencontrait, lui aussi, des clochards prophétiques (…) celui-là qui le gardait de sa folie ou peut-être l’hébergeait, car c’était elle qui alliait en lui la conquête et la perte, les rêves de gloire et le désir de déchoir, elle qui le portait à la crête du monde pour mieux l’en précipiter, et le voilà qui partait, enfant-roi, prince-mendiant, partait pieds nus sans laisser de traces, traversait les rues froides et opulentes de Saint-Germain-des-Prés, souriait, peut-être, dans l’hébétude des contes et la sombre gloire de la dépossession, à son reflet vacillant sur les vitrines des magasins de vêtements, cet homme d’âge mûr, habillé de tweed et de flanelle, et qui allait pieds nus, marchait, marchait dans le flot des voitures, sourd aux klaxons aux coups de frein et aux injures, souriant peut-être toujours, car il y avait une victoire dans cette marche-là, ne le menait-elle pas jusqu’à l’Arc de triomphe, une longue ivresse (…), une irrésistible liberté (…) il suffit d’ôter ses chaussures pour tout faire mentir, le luxe provocant de Saint-Germain-des-Prés, les pères respectables et discrets, les pas comptés et les voies cloutées des itinéraires bourgeois, il suffit d’un rien, une pièce qui manque à l’uniforme, un nez de clown sur un bureau d’avocat, pour faire une entaille dans le monde, signifier qu’on ne lui appartient pas. »
(p. 132-133)
» Mais comment accepter qu’il ait pu avoir faim, marcher jusqu’à l’hôpital dont jadis, quand il était enfant, son père revenait pour présider la table opulente où se déroulait le lourd rituel des déjeuners du dimanche, comment comprendre qu’il ait pu mettre tant d’énergie et de minutie dans la déchéance ? »
(p. 137)
