Dans ma PAL 2022 (https://wp.me/P7TeeU-29G) figure ce livre, d’une auteure que je découvre : Véronique Olmi.
Un roman sans doute, mais beaucoup plus. Très documenté, il offre aussi au lecteur un récit qui crie sa vérité historique aux émotions et à la conscience. Le gosse, c’est le récit d’une enfance et d’une adolescence enfermées, au début du 20ème siècle, les terribles années d’apprentissage du jeune Joseph Vasseur.
Véronique Olmi est artisane d’un texte très dense, vibrant de compassion et de tendresse, mais aussi de colère! Une belle leçon de courage, de tolérance, de solidarité… et d’humilité. Les expériences, les idées, la vision de société, décrites dans ce livre sont incroyablement inhumaines. Est-ce ainsi que les hommes vivaient, dans ce temps si proche de nous? Ce roman nous en apprend aussi beaucoup sur les possibilités ou non d’une résilience (au sens défini par B. Cyrulnik).
Joseph Vasseur, titi parisien « maigrelet mais robuste », naît peu après la Grande Guerre. Il connaît, dans le quartier de la Bastille, une prime enfance très pauvre mais relativement heureuse, vivant entre sa mère plumassière et une grand-mère qui a perdu trois fils, dont le père de Joseph, revenu du front avec une gueule cassée et la grippe espagnole. Joseph est le « roseau chéri » de ces deux femmes, il aime passionnément Paris, son quartier, et l’école.
« Pauvres, jusque dans la mort »
Puis Joseph perd sa mère, et la grand-mère, écrasée de chagrin, devenue peu à peu incapable de s’occuper d’elle-même, est placée en asile. Joseph, orphelin à 7 ans, est recueilli par l’Assistance publique. Il est placé (on disait alors mis en dépôt) dans une famille nourricière rurale, qui accueille trois autres enfants, main d’œuvre gratuite et source de revenus pour une famille pauvre. Utopie d’une bonne prise en charge, d’une vie saine au grand air, avec école obligatoire une partie du temps, et surtout travaux à la ferme. Mais la misère rurale est aussi pesante que la misère urbaine, et surtout le chagrin sans fond, le désespoir des abandons torpillent l’enfance de Joseph.
« C’est une autre histoire qui commence »
Joseph, 8 ans, ayant fugué de la ferme où il était placé, volé une pomme et du lait, jeune délinquant, est envoyé dans une prison d’enfants de Paris, la Petite Roquette.

Au début du 19ème siècle encore, les enfants orphelins ou abandonnés, accusés de maraudage, de vagabondage, de petits larcins, d’outrages … étaient emprisonnés avec les adultes. Puis, à partir des années 1830-1840, pour éviter la promiscuité entre ces enfants jugés délinquants et les vieux bandits, on construit dans l’est parisien la prison de la Petite Roquette. Celle-ci est considérée par la justice (et la société) comme une maison de rééducation : les motifs de détention étant, en plus de ceux évoqués ci-dessus, la demande d’un père mécontent de son fils, d’une fille qui a « fauté »… La Petite Roquette « accueille » jusqu’à 500 enfants et adolescents, pour un séjour indéfini, marqué par le silence et un isolement extrêmement stricts (alvéoles, cagoules…) De nombreux enfants sont ainsi conduits à la folie et souvent à la mort.
Je reviens au livre de Véronique Olmi :
Confession. Repentir. Damnation. Ses dents grincent, il grimace, ses ongles grattent toujours, ils saignent maintenant contre la paroi de l’alvéole, et cette envie de crier… (…) Il pousse son cri en silence vers le dôme de la chapelle, la tête renversée vers ce plafond qui ne s’ouvre pas mais il s’en fout, lui il imagine le ciel, le ciel sans les anges et sans les saints, sans les élus et sans les justes, le ciel des tarés, des vicieux, des perdus, des irrécupérables, des voyous, des vauriens, des mauvaises graines, des mal nés, des damnés, des culs de Paris, des bâtards, des illégitimes, des enfants naturels, des enfants du péché, des enfants de l’amour. Des enfants de l’âme.
Le gosse, p. 93-94.
[Sur la détention des enfants à la Petite Roquette, voir l’article parent sur ce site: https://wp.me/p7TeeU-5zW. Si vous le trouvez, vous verrez avec intérêt le document vidéo de Cyril Denvers cité dans cet article (programmé à la télévision en 2019]
Après un incendie qui a entraîné des troubles à la Petite Roquette, faisant voler en éclats les règles drastiques du silence et de l’isolement, Joseph se retrouve dans un train. Il a 9 ans, et il se voit, il voit dans les vitres son visage marqué, « vieux » :
C’est quand on passe dans un tunnel qu’on se voit le mieux, c’est là que ça fait peur de se croiser, cet air farouche, ce visage pointu, ces cheveux en pétard, il n’est pas beau, ça non, il est laid, c’est fou ce qu’il est laid.
Le gosse, p.113
Les voix, le sifflet du train, ses horribles grincements, tous les bruits le font sursauter, les gestes et l’allure des gens le surprennent, l’étonnent : ces gens qui parlent, sont habillés, chapeautés, vivent ensemble, « tous ces gens qui s’aiment »… Comme c’est difficile de se regarder, et de regarder les autres! Joseph ne sait pas où son gardien l’emmène : le gamin de l’Assistance est maintenant détenu dans la Colonie pénitentiaire agricole privée de Mettray, dans un site de carte postale, au cœur de la Touraine.
Et Véronique Olmi nous fait alors le récit terrifiant d’existences détruites dans ce bagne d’enfants, le récit de vies minuscules, broyées, oubliées à la Colonie de Mettray. Misère morale et matérielle des individus et des établissements, cruauté parfois psychopathique, bêtise sans fond… Le lecteur reste en apnée.

Le séjour à Mettray commence par un hurlement : À poil !
Après la visite médicale et les questions, Joseph reçoit un paquetage et on le tond. Et en attendant son affectation dans une « famille », il est mis au frais, plusieurs jours dans une cellule de prisonnier, et le premier jour il est nu :
Il se couche sur le ciment. Il pleure doucement. Il pleure comme il respire. Sans s’arrêter. Il n’a pas dix ans. Il a quelques mois seulement. Il veut sa mère. (…) Il est nu sur le sol d’une cellule du cachot, sous la chapelle, là où repose le cœur du fondateur de la Colonie.
Le gosse, p.120.
Survivre, dans la Colonie pénitentiaire
Les enfants et les ados détenus sont soumis à une discipline militaire caricaturale* qui n’est que maltraitance, esclavagisés (travaux des champs, blanchisserie, cassage de cailloux pour les très jeunes enfants), peu nourris et jamais soignés. Il y a beaucoup de morts, dont Joseph découvrira un jour la fosse commune.
- Conduit un jour au bureau du Directeur, Joseph découvre le quartier disciplinaire, situé dans la cour du pavillon directorial : il voit d’autres enfants, entravés, qui tournent en rond dans une cour, en plein cagnard, pendant des heures : ce sont les punis. Ils doivent tenir avec seulement un quart d’eau et un morceau de pain, midi et soir — un régime qui peut durer jusqu’à quatre-vingt-dix jours.
Survivre à la Colonie pénitentiaire
Revenu au monde libre, au monde des vivants, Joseph a 13 ou 14 ans. La musique (il a pratiqué le cornet à Mettray) pourrait être pour lui un appui pour la résilience, car c’est sa passion depuis l’enfance. Mais les traumatismes sont tels, que Joseph a les plus grandes difficultés à reprendre son souffle (il évoque sa façon triste et mécanique de souffler dans son cornet), et plus fondamentalement à retrouver du désir, à recréer des liens, à se ré-enraciner :
Il voudrait être heureux. Il fait tous les efforts possibles pour l’être. Mais il se sent plus seul qu’à Mettray. Sans repère. Largué. Les autres tournent dans un monde libre et débridé, mais c’est un dérèglement voulu et finalement bien réglé. (…) Joseph voudrait leur ressembler. Au moins pour quelques heures, être à l’aise. (…) Mais il est raide toujours, attentif, jamais détendu.
Il n’a pas appris le silence à la Petite Roquette. Il n’a pas appris la violence des insultes à Mettray. Il a appris la cache. La planque. La dérobade. Il a appris à être là sans y être. À recevoir les coups et à les bloquer, tout au fond de son être, là où tout est gardé, bien archivé, poussiéreux et monumental.
Le gosse, p.198. et 258.
Au plus profond de Joseph, la Colonie de Mettray ne veut pas mourir.
Le jour où il est sorti de prison, il croyait que les clefs, les unes derrière les autres, ouvraient puis refermaient les portes. Il n’avait pas compris. Aucune porte ne se refermait. Toutes s’ouvraient sur Mettray. La fin définitive et absolue de l’innocence.
Le gosse, p. 253.
1936. Quelque temps avant l’épilogue du roman, Joseph Vasseur a 17 ans. C’est l’année du Front Populaire, et il découvre la révolte et la lutte des ouvriers parisiens, leur enthousiasme, leur fraternité. Joseph lui aussi participe, il est musicien solidaire de la grève. Mais, ne pouvant jamais poser d’actes forts, s’engager durablement, il se détache bientôt de la cause ouvrière. Affaibli au plus profond, hanté par son enfance d’enfant détenu.
À la même époque, le journaliste Alexis Danan dénonce et combat les bagnes d’enfants. Malgré cela, Joseph ne peut lever la honte qui l’oppresse ; ce combat ne peut lui appartenir, et même témoigner lui est impossible… Il n’est soutenu, en réalité, que d’un seul désir : retrouver Aimé, son amour d’adolescent à la Colonie, le « sauver ». Et le lecteur espère que cette épiphanie vienne finalement redonner à Joseph Vasseur son élan vital :
Joseph tient ses bras dans ses mains et murmure :
– Regarde. On est arrivés.
Le gosse, p. 291.
- Un site intéressant : https://lhistgeobox.blogspot.com/2019/09/la-chasse-lenfant.html
- Un livre, parmi une imposante bibliographie : Les enfants du bagne, de Marie Rouanet (1992, Payot et Rivages, nombreuses rééditions).

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(Documents sur la prison de la Petite Roquette, à suivre ici: https://wp.me/p7TeeU-5zW)