… là est la question!

N’est-il pas bon d’être un peu insomniaque ?
Pour qui connaît les affres de l’insomnie, c’est une souffrance que l’on ne peut souhaiter à quiconque! L’insomnie nous surprend toujours et nous renvoie à notre impuissance. Mais l’insomnie ne nous ouvre-t-elle pas aussi à une dimension secrète de notre vie ?
Extraits de la chronique radio d’un professeur de philosophie:
Ces dernières semaines, j'ai un sommeil compliqué : je fais des insomnies. Alors, j'ai essayé plein de trucs : ne pas trop manger le soir, pas de téléphone avant de dormir, ne pas trop travailler, pour que les idées ne tournent pas trop dans la tête (...) Certaines nuits, impossible de trouver le sommeil avant 4h ou 5h du matin, ou alors au contraire je m'endors très vite, mais alors 2h plus tard je me réveille, et impossible de me rendormir ! Tous les insomniaques vous le diront : l'insomnie, ce n'est pas vraiment une expérience agréable. C'est même une double peine ! Il y a d’abord la privation de sommeil, et aussi l'anxiété que cela provoque, qui renforce la difficulté à trouver le sommeil. Les questions tournent dans la tête : pourquoi est-ce qu'on ne parvient pas à dormir? (...) Pourquoi n'avons-nous pas ce pouvoir de nous endormir nous-mêmes ? L'insomnie délivre brutalement une première vérité : celle de notre finitude. Nous ne décidons pas de nous endormir, nous ne décidons pas non plus de nous réveiller. Le sommeil est une nécessité naturelle, dont dépend notre survie, mais sur laquelle nous n'avons aucun pouvoir. La souffrance de l'insomniaque est aussi une souffrance existentielle. Mais l'insomnie n'est-elle pas aussi l'occasion d'un apprentissage ? Oui, à condition de commencer à accepter l'insomnie pour ce qu'elle est. L'insomnie révèle à sa manière notre humanité. L'homme est un animal insomniaque, qui fait l’épreuve, à travers son insomnie, de sa résistance au sommeil des bêtes. Le sommeil ne vient pas, parce que des pensées tournent en boucle dans notre esprit. Il ne reste plus alors qu'à penser l'insomnie en elle-même. C'est ce que fait Émile Cioran, philosophe, grand écrivain, et grand insomniaque! Ses insomnies lui révèlent la gratuité de la souffrance, comme une épreuve sans aucune justification. Elles le font ainsi accéder au point culminant de la conscience, ce que Cioran appelle la lucidité. À lire Cioran, l'insomnie rend donc la vie plus profonde que le sommeil espéré, parce qu'elle libère précisément de tout espoir. Elle révèle la difficulté qu'il y a à exister. Celui qui n'a jamais eu d'insomnie ne sait donc jamais vraiment qui il est. C'est, comme dit Cioran, la seule forme d'héroïsme au lit . La lucidité de l'insomniaque, c'est donc une souffrance, mais aussi l'occasion de vivre, au cœur de la nuit des autres, une vie secrète qui nous appartient complètement, et qui finalement augmente notre vie… Alors malgré la fatigue et la souffrance de l'insomnie, on peut essayer de l'accepter en la pensant pour ne plus la subir tout à fait. Et au matin, en se réveillant quand même, on conserve un peu de son insomnie de la nuit pour en faire la source d'une vigilance accrue. Parce que, si l'insomniaque est celui qui ne dort pas quand tous les autres dorment, c'est aussi celui qui veille, celui qui continue de rester éveillé, celui qui continue de questionner et de chercher. Et en nous apprenant la lucidité la nuit, l'insomnie nous invite le jour à étendre cette lucidité. C'est aussi cela qu'il faut comprendre quand Nietzsche écrit : Bienheureux les assoupis, ils s'endormiront bientôt. Les assoupis, ce sont ceux qui vivent sans se poser de questions, sans jamais rien remettre en cause dans leur vie ou dans la société. Ceux-là s'endorment vite, parce qu’au fond, rien ne les empêche jamais de dormir. Il y aurait donc une vertu de l'insomnie : celle de nous refuser l’assoupissement dans notre confort, dans nos certitudes, dans nos évidences, celle de nous empêcher de fermer trop vite les yeux sur le monde, sur les autres, ou sur nos vies. Finalement, n'est-il pas bon d'être un peu insomniaque? Thibault de Saint-Maurice, France Inter, 12/03/2021.
https://podcasts.podinstall.com/france-inter-la-petite-philo-de-thibaut-de-saint-maurice/
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À découvrir, un récit: Pas dormir, de Marie Darrieussecq, Editeur P.O.L., 2021.