Enfant j'ai vécu drôlement le fou rire tous les jours le fou rire vraiment et puis une tristesse tellement triste et quelquefois les deux en même temps Alors je me croyais désespéré tout simplement je n'avais pas d'espoir je n'avais rien d'autre que d'être vivant j'étais intact j'étais content et j'étais triste mais jamais je ne faisais semblant. Je connaissais le geste pour rester vivant secouer la tête pour dire non secouer la tête pour ne pas laisser entrer les idées des gens Secouer la tête pour dire non et sourire pour dire oui Oui aux choses et aux êtres aux êtres et aux choses à regarder à caresser à aimer à prendre ou à laisser. J'étais comme j'étais sans mentalité Et quand j'avais besoin d'idées pour me tenir compagnie je les appelais Et elles venaient et je disais oui à celles qui me plaisaient les autres je les jetais Maintenant j'ai grandi les idées aussi mais ce sont toujours de grandes idées de belles idées d'idéales idées Et je leur ris toujours au nez Mais elles m'attendent pour se venger et me manger un jour où je serai très fatigué Mais moi au coin d'un bois je les attends aussi et je leur tranche la gorge je leur coupe l'appétit. Jacques Prévert, 1972, La Pluie et le Beau Temps, Gallimard Éditeur.

Georges-Emmanuel Clancier écrivait, à propos du poète Prévert :
Jacques Prévert demeura, de son enfance à sa mort, le poète insoumis, le frère de tous ceux que la pesante machinerie d’une société ignore, rejette ou écrase : les enfants épris d’école buissonnière, les amoureux, les pauvres à jamais pauvres, tous ceux, toutes celles dont la pensée et la vie sont peu conformes à la pensée et au mode d’existence des gens-comme-il-faut. D’une certaine manière, pour ce poète fraternel aux victimes quelles qu’elles soient, la poésie se confond avec la vérité même que représentent ces victimes.
Le poème tour à tour se fera chanson pour chanter l’enfant qui rêve au lieu de compter, les amoureux qui s’aiment, les animaux comme les prisonniers qui s’évadent; il se fera complainte pour plaindre les mille et une victimes qui demeurent affamées de pain, d’amour, de liberté; il se fera aussi sarcasme, arme, fouet cinglant par l’ironie, par la dérision, par l’absurde pour dénoncer, attaquer, fustiger ceux que Rimbaud appelait les Assis.
Poète de l’amour, Prévert donnera une grande place dans son œuvre – et il n’y a pas là de paradoxe – à la haine: à la haine de la haine, à la haine de ceux qui, en fait, haïssent l’amour.
(…) Pour combattre la haine, le mal, le malheur, l’arme première sera le rire, avec tout ce qu’il a d’innocence, de liberté enfantines:
Enfant / j’ai vécu drôlement / le fou rire tous les jours / le fou rire vraiment / et puis une tristesse tellement triste / quelquefois les deux en même temps.
G.-E. Clancier, Prévert, poète insoumis, dans L’aventure du langage (1987, P.U.F.), cité sur http://www.cairn.info
