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On ne se rappelle jamais quand quelqu’un ne vous aime plus, sa voix, avant, disant Je t’aime,
On se rappelle sa voix disant Il fait froid ce soir, ou Ton chandail est trop long.
On ne se rappelle pas un visage bouleversé par le plaisir, on se rappelle un visage distrait, hésitant, sous la pluie. Comme si la mémoire était, tout autant que l’intelligence, délibérément insoumise aux mouvements du cœur.
Françoise Sagan, Le lit défait, Le Livre de Poche, 2011. 1er éditeur Stock.
2020
Touchée! Mais pas coulée par Avant que j’oublie, d’Anne Pauly.
Ce premier livre a reçu en juin dernier le Prix du Livre Inter: bien qu’il comporte de nombreux aspects autobiographiques, Anne Pauly le revendique comme un roman, car, dit-elle :
[Le roman doit] combler les trous que le réel ne comble pas, reconstituer par la mémoire, par l’imaginaire… Parfois, quand on revient sur la vie de quelqu’un, il y a des trous d’ombre, des choses que l’on ne sait pas. Donc, la fiction permet cela peut-être : chercher à savoir ce qu’il y a eu dans ces failles, dans ces endroits sombres.
Anne Pauly (Interview)
Avant que j’oublie est un récit de deuil, celui d’un père aux multiples visages. Le titre, expression et langage familiers, évoque d’emblée le sentiment d’une urgence. Écrire pour ne pas oublier : rare projet littéraire.
Dans les rêves, les morts ne parlent pas. La vie, c’est la parole. Et cette parole il faut continuer de l’avoir pour eux, pour qu’ils continuent d’être entendus (et de nous entendre?) L’art de ce récit épiphanique réside dans sa capacité à évoquer un père intime, vivant, tendrement réel. Anne Pauly y parvient grâce à la précision, la pudeur, la sobriété, l’humour de son écriture. La plume est acerbe, peu diserte, il n’y a pas un mot de trop; incisive, souvent tragi-comique. Le récit est à la fois drôle et extraordinairement émouvant. Simple et beau.
En lisant ce roman, on se rend compte très vite de l’urgence de construire cette mémoire : intime, fragile, nécessaire, émergeant peu à peu du quotidien. Obligé par l’intense chagrin, la dépression qu’il faut surmonter, ce texte-mémoire forme la matière même du deuil. Ce livre est un récit qui mêle les temps, mais se concentre sur l’espace du père disparu, essayant de ne rien oublier pour mieux lui rester fidèle:
Lui offrir un solide mausolée de mots, lui qui les aimait tant et m’en a transmis le goût, pour protéger mes propres souvenirs, les siens, les nôtres, des assauts du temps et du banal. Un tombeau pour rendre hommage à la personnalité si singulière et non-conforme de cet homme ordinaire, à ses lâchetés, à ses manquements et à ses réussites, à ses rêves de jeune homme. Et plus généralement, un flambeau à la mémoire des inaudibles et des corps vaincus, qui crèvent, comme ça, un soir d’octobre, dans un hôpital de banlieue en laissant derrière eux une vie qui n’intéresse personne.

Avec la mort du père, un pan de la réalité s’affaisse. Jean-Pierre Pauly vient de mourir, c’est le soir dans l’hôpital déserté: Je suis sortie dans le couloir lino-néon, une aide-soignante est passée en savatant (…) Puis, dans la chambre d’hôpital: Je m’étais retrouvée seule avec lui, mon macchabée, ma racaille unijambiste, mon roi misanthrope, mon vieux père-carcasse, tandis qu’au-dehors tombait doucement la nuit. (p.8)
Au sein de ce nouveau quotidien désarticulé, vidé du sens familier par l’irruption de la mort, Anne Pauly, les joues décapées aux larmes, pose un acte d’écriture : inventoriant le réel, cherchant des signes, elle reconstruit peu à peu du sens, tout au long du roman: (Juste après le décès) Le lendemain et les jours suivants, on a emprunté cette même route, de bon matin et au couchant pour aller s’occuper des papiers. À chaque fois, des cieux magnifiques, des nuages de toutes les couleurs et des couchers de soleil comme j’en avais rarement vu. Visiblement, il était bien arrivé. (p.10-11)
La langue est délicate, travaillée : l’auteure y fait entrer les mots de Jean-Pierre Pauly, le langage familial, la culture populaire des chansons, les onomatopées de la B.D. Elle convoque aussi le passé de son père en racontant avec précision ses objets, les affaires du mort (ce fut le titre de travail de ce livre). Anne explore les tiroirs: J’en ai d’abord extrait une boîte verte en plastique où se trouvaient scie à métaux, pinces coupantes, lime plate, lime carrée, maillet, marteaux petits et grands, tournevis plats, cruciformes et de précision, chignoles de toutes tailles, fil de fer, fil électrique, mastic en pot, toile émeri et mètre pliable. Bien, bien, bien, ai-je pensé.(p.104)
On ne sait jamais vraiment qui sont nos parents, dit Anne Pauly. Et quand ils partent, le mystère reste entier. Un frère et une sœur se retrouvent auprès d’un père qui va mourir, qui meurt. Ce père, cette famille, ont toujours suscité en eux des sentiments partagés : Cette chanson (Éloïse, Barry Ryan) après tout, c’était à peu près l’image de ce qu’on avait toujours vécu avec nos parents : de l’amour, des cris, des drames, du désespoir avec, en fond, des trompettes et des violons. (p.10)
Jean-Pierre Pauly avait plusieurs facettes, et tout au long du récit se dessine le portrait cru et aimant d’un homme double. Les images d’enfance ressurgissent, d’un père alcoolique, violent avec son épouse, tyrannique, terrorisant ; mais la distance de l’humour éloigne ironiquement une émotion trop facile : Je revoyais papa couteau à la main, immense et ivre-mort, courir après maman autour de la table en éructant : Lepelleux, arrête de péter dans la soie et occupe-toi de ton ménage plutôt que de sauter au cou du curé. C’est indéniable : bourré, il avait vraiment le sens de la formule (…) (p.12)
Ce ne sont pas le temps et le silence qui guérissent les blessures, permettent la résilience des êtres. Pour faire exister son père, Anne le regarde, et se regarde, dans le miroir familial: celui de la maison, véritable capharnaüm, qu’elle revisite, redécouvre, range, et ne se résout pas à vider, pendant presque tout le livre. De cette exploration minutieuse surgit alors un père, tel que dans l’écriture de sa fille, l’éternité ne le changera plus. Car il ne se résumait pas à la violence qu’Anne et son frère ont vécue pendant leur enfance et leur adolescence. Le père des dernières années, repenti de l’alcool, était devenu un homme tendre et maladroit, gros déglingo au chapeau décoré de plumes trouvées par terre. Sa fille Anne veut ressusciter le souvenir d’un homme organisant de multiples collections, mais aussi amateur raffiné de livres et de culture extrême-orientale; un père fantasque auprès duquel elle trouvait du réconfort, et qui avait pour sa fille beaucoup de tendresse.

Anne Pauly guide les pas de son lecteur, de sa lectrice, sur les seules traces qui vaillent, qu’il faut inventorier, décrire, mettre en mots. Son roman prend acte de la mort, ne cherche pas d’excuses ni de vaines consolations.
J’ai regardé son pied violacé, la vache ! le pauvre, sa barbichette miteuse et son beau visage déserté. En gardant sa grande main qui tiédissait dans la mienne, j’ai souhaité de tout mon cœur ne pas oublier son odeur et la douceur de sa peau sèche. Je lui ai demandé pardon de ne pas avoir vu qu’il mourait, je l’ai embrassé et puis j’ai dit à haute voix, ciao je t’aime, à plus, fais-nous signe quand tu seras arrivé. (…) On y est retournés une dernière fois, pour vérifier. Et puis on a plié les gaules, comme il disait toujours. La vie, cette partie de pêche.
Dans le miroir de l’ascenseur, nos gueules d’adultes, défaites. Coucou l’impact de la mort, bisous. (p.9)
Décrire, décrire… pour que les mots redonnent forme et consistance. Le réel (prénoms, événements) se télescope avec l’imaginaire pour engendrer une réalité nouvelle: la vie des vivants, après la mort. Anne (re)construit son Jean-Pierre Pauly, son père. Incompréhensible de son vivant, inatteignable, il vit dans cette écriture où tout est dit de ce que sa fille considère comme essentiel: ses goûts et ses couleurs, ses fantasmes, ses manies, ses rêves. Il échappe à l’inutile jugement sur les années sombres; la mère, l’épouse, est juste évoquée. Anne, la vivante, échappe ainsi au piège d’un ressentiment mortifère. Jean-Pierre Pauly revit, son existence s’achève et se complète, prend sa forme définitive à cet endroit-là, dans le roman qu’écrit sa fille. Il ne s’agit pas pour Anne de pardonner, mais de pouvoir continuer à vivre avec ce père-là. À la fin du livre, on sait qu’ils peuvent tous deux vivre différemment, libérés.
Anne Pauly parle à tout le monde. Nous avons tous connu, après la mort d’un parent, d’un ami proche, cette terrible petite musique qui nous susurre à l’oreille: J’aurais dû aller le voir, pourquoi ne lui ai-je pas parlé de ça? Je ne savais pas qu’elle m’avait écrit, on ne se connaissait pas assez… Je ne lui ai jamais dit à quel point il me manquait quand… Et maintes autres petites flèches de regrets et de souffrances, témoins des ignorances, oublis, petites lâchetés, quand on croit avoir encore le temps.
Parler de ceux qui restent, des liens nouveaux qu’il faut créer avec le mort. Réinventer un monde, sortir son corps et son esprit de la gangue du deuil. On n’oublie jamais, dit Anne Pauly. On apprivoise le manque avec les moyens propres à chacun, et il n’y a pas d’âge pour se sentir orphelin.
Je voulais décrire comment la vie, par effet de mimétisme avec le défunt, se rétracte à l’intérieur du survivant puis la lenteur avec laquelle elle revient. Le temps du deuil, est long, laborieux. Je ne l’avais pas imaginé avant de le vivre. Le retour à la vie et à la joie s’opère quand se rétablit la capacité à voir les signes, à les lire et à leur trouver un sens. Ce qui sauve dans tout ça, ce sont les histoires !
Et quelle histoire, celle de Jean-Pierre Pauly ! Ce livre m’a émue, et sûrement parfois, bouleversée. J’ai apprécié sa force, sa sincérité, une puissance émotionnelle à laquelle il faut se laisser prendre, mais qui ne piège pas le lecteur. Car le récit que nous livre Anne Pauly nous concerne tous, sans exception.

Anne Pauly, Avant que j’oublie, Verdier, collection « Chaoïd », août 2019.
Autres lectures
Articles :
Guillaume Richez, site Les Imposteurs, 29 novembre 2019 https://chroniquesdesimposteurs.wordpress.com/2019/11/29/avant-que-joublie-danne-pauly/
Frédérique Fanchette, Avant que j’oublie, un père et manques, 21 août 2019, https://next.liberation.fr/livres/2019/08/21/avant-que-j-oublie-un-pere-et-manques_1746439
Livres :
Pierre Bergounioux, La Toussaint (Gallimard, 1994) et Miette (Gallimard, 1996)
François Bon, L’enterrement (Gallimard, 1998) et C’était toute une vie (Verdier, 1998)