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C’est mon premier Modiano.

En voici l’exergue:

Je ne puis donner la réalité des faits, je n’en puis présenter que l’ombre.

Stendhal

Aborder bravement un monument… Il n’est pas d’heure pour les braves, et cette bravitude, toute relative d’ailleurs, n’a pas été très éprouvée, tant ce livre court m’a emportée, conquise: profondeur, subtilité, le récit convoque à chaque page les arcanes de la mémoire. Le personnage principal, Jean Daragane, ne se veut pas autobiographe: il tente juste de rassembler sa vie, prenant tour à tour consistance et évanescence, au gré des souvenirs qui le fabriquent… qu’il fabrique.

L’histoire se déclenche à partir de la perte (?) d’un carnet d’adresses, perte qui produit  écho, faible mais insistant, à d’anciennes pertes dans l’enfance de Jean. L’acharnement qu’il met à (re)construire son histoire me le rend proche, émouvant.

Les souvenirs sont rares et mouvants, Jean croit tenir des faits, des certitudes, qui souvent se débinent à peine entrevus. Les souvenirs obscurcissent l’horizon au lieu de l’éclairer. La vérité unique est une totale illusion; il n’existe pas une vérité, des personnages ou des événements. Ce livre montre que toute réalité supposée passe au tamis des émotions, des sensations, de la raison.

Lectrice, j’assiste au dévoilement aux forceps d’un traumatisme d’enfance, qui a dévasté une vie d’adulte. Et la fin signe un inachèvement, elle laisse, non pas déçu, mais quelque peu amer, et peut-être frustré… En tout cas, l’histoire de Jean Daragane peut aussi consoler des déconvenues de la mémoire. L’écrivain ne doit rien au lecteur, lequel est assez grand pour se débrouiller avec le miroir qu’on lui tend, le temps d’un roman.

Voici les dernières lignes du livre:

Le matin, il est réveillé par les rayons du soleil qui pénètrent dans sa chambre à travers les rideaux et font des taches orange sur le mur.

Au début, ce n’est presque rien, le crissement des pneus sur le gravier, un bruit de moteur qui s’éloigne, et il vous faut un peu de temps encore pour vous rendre compte qu’il ne reste plus que vous dans la maison.

… et quelques extraits:

(…) il tenterait de déchiffrer à l’aide d’une loupe les photocopies des pages dont il avait fait la veille une lecture trop rapide. Ainsi aurait-il peut-être la chance d’apprendre quelque chose sur Annie Astrand. Il regrettait de ne pas lui avoir posé ces questions quand il l’avait revue quinze ans après l’épisode de la boutique Photomaton, mais il avait très vite compris qu’il n’obtiendrait d’elle aucune réponse. (Folio, p.78)

S’il lui répétait cela, elle témoignerait la plus grande surprise. Elle hausserait les épaules et elle lui répondrait: « Il doit me confondre avec une autre », ou bien: « Et tu l’as cru, mon petit Jean? » Et peut-être serait-elle sincère. On finit par oublier les détails de notre vie qui nous gênent ou qui sont trop douloureux. Il suffit de faire la planche et de se laisser doucement flotter sur les eaux profondes, en fermant les yeux. Non, il ne s’agit pas toujours d’un oubli volontaire, lui avait expliqué un médecin avec lequel il avait engagé la conversation dans le café, au bas des blocs d’immeubles du square du Graisivaudan. (Folio, p.101)

On apprend, souvent trop tard pour lui en parler,un épisode de sa vie qu’un proche vous a caché. Est-ce qu’il vous l’a vraiment caché? Il l’a oublié, ou plutôt, avec le temps, il n’y pense plus. Ou, tout simplement, il ne trouve pas les mots. (Folio, p.103)

Daragane comprit qu’elle ne lui dirait pas grand-chose sur cette période de Saint-Leu-la-Forêt. Il faudrait qu’il se contente de ses souvenirs à lui, de rares et pauvres souvenirs dont il n’était même plus sûr de l’exactitude (…) (Folio, p.107)

Il faut croire, se disait-il souvent, que les enfants ne se posent jamais de questions. Bien des années après, on essaie de résoudre des énigmes qui ne l’étaient pas sur le moment et l’on voudrait déchiffrer les caractères à moitié effacés d’une langue trop ancienne, dont on ne connaît même pas l’alphabet. (Folio, p.125)

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Un lien intéressant:

http://www.gallimard.fr/Media/Gallimard/Entretien-ecrit/Entretien-Patrick-Modiano.-Pour-que-tu-ne-te-perdes-pas-dans-le-quartier

Je crois que les regards des enfants et des écrivains ont le pouvoir de donner du mystère aux êtres et aux choses qui, en apparence, n’en avaient pas (…) Il ne faut jamais éclaircir le mystère. De toute façon, un écrivain ne le pourrait pas. Et même s’il cherche à l’éclaircir de manière méticuleuse, il ne fait que le renforcer. Samuel Beckett disait de Proust, qui ne faisait pratiquement rien d’autre que d’expliquer ses personnages : «Les expliquant, il épaissit leur mystère.»  Patrick Modiano, interview citée, 2014.

Christian Schloe, The dreaming Tree