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Souvent, lorsque je rentre du théâtre, je me précipite sur mon clavier et j’œuvre à la louange de la pièce, à sa promotion, j’inscris un souvenir, souvent émerveillé, un inoubliable. Une pierre blanche. Ainsi, je n’oublie pas, surtout les petites pièces, les courtes, les originales, et même celles qu’on pourrait oublier (ce n’est pas souvent). Ce que je vais voir, ce sont souvent des créations théâtrales, comme celles du Théâtre du Peuple de Bussang, celles de La Manufacture à Nancy ; parfois, dans des théâtres à Mulhouse, à Paris … quand c’est possible. D’auteurs célèbres, ou pas.
Là, retour du Tartuffe, mis en scène par Michel Fau, je suis restée muette. Ébahie? Ravie de la crèche? (Chez les dévots, vrais ou faux, ça se pourrait…) Pas vraiment… Comment aborder le sujet? En disant, par exemple, en préambule: je n’ai pas réussi à me confier à ce spectacle. Je ne suis pas entrée dans la famille d’Orgon. Les personnages, assez statiques, me sont restés lointains, sur leur scène faramineuse, étrange. J’ai eu de la peine à leur attribuer le très connu, magnifique texte de Molière, mais surtout à reconnaître leurs sentiments, à partager leurs émotions. Cette mise en scène, pour moi, parlait plus à l’intellect qu’elle ne cherchait la vibration des affects!
Ici, je suis à Paris, au Théâtre de la Porte Saint-Martin. Prestige! (pour les bobos parisiens, habitués, peut-être pas, mais pour les provinciaux, vieille distinction, si).
Le Tartuffe: une des pièces les plus célèbres de M. Molière, un de mes classiques préférés, vu plusieurs fois. Avec une affiche hors du commun, composée de gens de grand talent, certains très célèbres, dont le comédien Michel Fau, metteur en scène, dans le rôle titre, et M. Michel Bouquet, 92 ans, dans le rôle d’Orgon. La rencontre de ces deux comédiens valait à elle seule le déplacement, disaient certains, le face à face Orgon-Tartuffe en était d’autant plus impressionnant.
Je dois dire mon admiration, mon grand respect pour Michel Bouquet, qui a souvent joué Molière, et qui donne ici, tout habillé et maquillé de noir, tourmenté et fragile, une performance exceptionnelle de densité, de concentration. J’ai cru sentir, chez les autres acteurs de la pièce, le même respect et la même admiration pour le vieux comédien: tous semblaient en phase avec lui, respectant toutes ses latences, tous ses silences, accordant leur rythme au sien. Madame Pernelle, mère d’Orgon dans la pièce, est incarnée par Juliette Carré, épouse de Michel Bouquet à la ville. Et je veux citer spécialement l’interprétation de la suivante Dorine (principe de réalité dans la famille d’Orgon!): Christine Murillo, le verbe haut et juste, y est solaire.
C’est véritablement un spectacle, au sens fort du terme, auquel Michel Fau convie les spectateurs. (Voir les photos © sur Internet, aucun programme illustré de photos n’était vendu sur place …, donc pas de partage possible).
Le rideau se lève sur un décor kitsch: une immense voûte de cathédrale, à la perspective déformée, qu’on dirait sculptée dans du carton gris-blanc (décor d’Emmanuel Charles). Au pied de ces arcades grandioses se tiennent les personnages de la pièce, les membres de la famille d’Orgon: ils sont figés dans des sortes d’alcôves, niches de saints, revêtus de merveilleux costumes, de styles différents, signés Christian Lacroix. Le ton est donné: le texte de Molière s’inscrira sur ce chemin somptueux, baroque emballage de créateurs.
Avant d’écouter et de ressentir, on est invité à contempler : un décor écrasant, des costumes, et ces images omniprésentes, ces symboles, enferment, étouffent, deviennent obsédants. Michel FAU envoie, et d’abord montre / démontre au spectateur. Là, on l’aura compris, se situe l’essentiel de mes réserves.
Orgon est le chef incontesté de cette famille bourgeoise, dans un système patriarcal absolu. Lui et sa mère, Madame Pernelle, sont sous l’emprise d’un dénommé Tartuffe, ils l’ont accueilli dans leur maison. Tartuffe, tel un gourou de secte, est un prédateur de génie. Il s’affuble des oripeaux d’une grande piété, et entend faire marcher toute la maisonnée sur le chemin du paradis, s’inventant une vie de sacrifices, de dévouement à son prochain. Ses intentions sont bien sûr tout autres, mais il ne les dévoile jamais. Tartuffe n’a pas de confident. Les autres membres de cette famille abusée ne sont pas dupes. Au début de la pièce, ils subissent, accablés, les sévères reproches de Madame Pernelle (ils en prennent tous pour leur grade), puis sa harangue dévouée à Tartuffe, malgré les objections répétées de la famille:
« Et tout ce qu’il contrôle est fort bien contrôlé.
C’est au chemin du Ciel qu’il prétend vous conduire,
Et mon fils à l’aimer vous devroit tous induire. »
Ainsi, Tartuffe est d’abord raconté par les autres, et – génie de Molière, qui nous le fait attendre pendant deux actes! – il apparaît enfin: acte III, scène 2. Dans la mise en scène de Michel Fau, l’Imposteur est à demi-nu, exposé, se flagellant avec sa discipline: une pratique d’ascétisme religieux (et possiblement érotique!).
Tartuffe, apercevant Dorine:
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
Et priez que toujours le Ciel vous illumine.
Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j’ai partager les deniers.
Puis il se vêt pour apparaître : Michel Fau a transformé l’homme noir et falot de la pièce de Molière en un homme de haute, forte, et arrogante stature, dans l’explosion d’une cape rouge sang, un maquillage très noir, qui en font une figure méphistophélique, au regard terrifiant.
Il fustige Dorine, coupable tentatrice (s’il y a des violeurs, c’est la faute des femmes, une thèse qui a fait son chemin!)
Acte III, scène 2:
« Couvrez ce sein que je ne saurois voir:
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées. »
Le désir sexuel affleure dans sa vérité, c’est la vie même qui a su se frayer un chemin dans les mots de Tartuffe! C’est là, à fleur de peau. Voilà comment Molière, en quelques alexandrins, campe son personnage de faux dévot, d’hypocrite malveillant. Humain, mais oui! Dévoilant malgré lui des désirs charnels bien terrestres. Malgré lui, ou pas, dans un autre passage:
Acte III, scène 3
Tartuffe, à Elmire:
Ah! Pour être dévot, je n’en suis pas moins homme;
Et lorsqu’on vient à voir vos célestes appas,
Un cœur se laisse prendre, et ne raisonne pas.
Je sais qu’un tel discours de moi paraît étrange;
Mais, Madame, après tout, je ne suis pas un ange;
Et si vous condamnez l’aveu que je vous fais,
Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits.
Le pauvre homme! comme disait Orgon? Tu parles … et je t’entends. La terrestre Dorine l’a bien compris:
Acte III, scène 2
Dorine, à Tartuffe:
Vous êtes donc bien tendre à la tentation,
Et la chair sur vos sens fait grande impression?
Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte,
Et je vous verrois nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenteroit pas.
Et toc! Ça, c’est fait… Mais il en faut bien plus qu’une suivante spirituelle et effrontée pour décourager l’Imposteur, car les enjeux sont d’importance, et l’affaire est sur le point de trouver son issue. Tous les biens d’Orgon sont maintenant à portée de main pour Tartuffe: la famille est déshéritée par les soins du maître de maison, à commencer par son fils Damis, copieusement insulté, renié et chassé!
Acte III, scène 5:
Orgon, à son fils
Ah! Tu résistes, gueux, et lui dis des injures?
Un bâton, un bâton! (À Tartuffe) Ne me retenez pas.
(À son fils) Sus, que de ma maison on sorte de ce pas,
Et que d’y revenir on n’ait jamais l’audace.
Puis l’honneur d’Orgon est dans le caniveau: un secret confié à Tartuffe, que celui-ci a révélé, va faire jeter le grand bourgeois en prison; Orgon veut aussi lui donner sa fille Mariane en mariage. Cerise sur le gâteau? Non, grain de sable fatal: Tartuffe ne tient pas à Mariane, car il brûle de désir pour la belle Elmire, épouse d’Orgon. Et cela le perdra!
Petite réserve sur cette mise en scène: j’ai trouvé les privautés que s’autorise Tartuffe sur la désirable Elmire bien trop timides, trop fidèles aux indications scéniques de l’auteur du 17ème siècle : un doigt pressé, un genou effleuré (Je tâte votre habit, l’étoffe en est moelleuse) … Notamment, à l’acte IV, dans la grande scène du dévoilement ultime, quand les masques tombent, je ne retrouve pas l’intensité dramatique qu’on lit dans le filigrane des alexandrins de Molière:
Extraits de l’acte IV, scène 5:
Elmire
Mon Dieu que votre amour en vrai tyran agit!
Et qu’en un trouble étrange il me jette l’esprit!
Que sur les cœurs il prend un furieux empire!
Et qu’avec violence il veut ce qu’il désire!
(Et un peu plus loin):
Elmire
Mais comment consentir à ce que vous voulez,
Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez?
Tartuffe
Si ce n’est que le Ciel qu’à mes vœux on oppose
Lever un tel obstacle est à moi peu de choses
Et cela ne doit pas retenir votre cœur. (…)
Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,
Madame, et je sais l’art de lever les scrupules.
Le Ciel défend, de vrai, certains contentements;
(C’est un scélérat qui parle)
Mais on trouve avec lui des accommodements (…)
De ces secrets, Madame, on saura vous instruire;
Vous n’avez seulement qu’à vous laisser conduire.
Contentez mon désir, et n’ayez point d’effroi;
Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi »
On connaît la fin: après moult péripéties, parlures et stratagèmes, tout rentre dans l’ordre: l’Imposteur est démasqué (ah! Elmire – presque – sacrifiée à Tartuffe sur l’autel des dévotions, pendant qu’Orgon reste abasourdi, brisé sur son prie-dieu… trait de génie de la mise en scène de Michel Fau!) L’exempt du Roi rétablit le bon droit d’Orgon, arrête Tartuffe, va le jeter en prison, tandis que celui-ci, suffoqué, se traîne à terre et montre un visage menaçant. L’honneur d’Orgon, la fortune familiale, et le mariage de Mariane sont saufs.
Le Tartuffe, dans cette version (1669), a donc une issue heureuse: Orgon et sa famille sont libérés de l’emprise maléfique du faux dévot, et le méchant est puni. Alors, tout rentre dans l’ordre, félicité ultime? Non, car je crois que cette issue heureuse a un prix. Certes, on ne peut qu’imaginer les dégâts causés par l’épisode, tant sur les relations familiales (déjà malades) que sur les individus. Ils ne pourront sans doute sortir indemnes d’une emprise aussi toxique, d’un contrôle tellement absolu. Il reste à questionner ce à quoi on assiste, la solution quasi magique que nous montre Molière: il met en scène le pouvoir discrétionnaire, le droit divin du Roi, qui in extremis sauve Orgon et sa famille du naufrage. Peut-on vraiment croire cela? Cette fin tend-elle à la consolation? En réalité elle nous abuse, mais qui est est dupe?
Car malgré les dernières simagrées de M. Tartuffe: c’est bien lui qui a tissé sa toile, lui qui a semé, le temps d’une comédie le doute, la panique, la peur, qui a su déstabiliser un système familial. Et finalement, c’est bien lui qui, symboliquement, a gagné. D’où le malaise, le sentiment d’effroi qui ne nous lâche pas une fois le rideau retombé, et les comédiens ovationnés.
Le Tartuffe, de Molière
Théâtre de la Porte Saint-Martin
18, boulevard Saint-Martin
75010 Paris
du 15 septembre au 31 décembre 2017
Du mardi au vendredi à 20h, le samedi 20h30 et le dimanche 16h.
Durée : 2h20
Des extraits du Miserere à voix seule de Michel-Richard Delalande, interprétés par Claire Lefilliâtre et l’ensemble Le Poème Harmonique, accompagnent merveilleusement cette mise en scène du Tartuffe.
Annexes
- J’ai assisté aux représentations du Tartuffe dans la mise en scène de Luc Bondy. Je me permets de renvoyer le lecteur à mon article à ce sujet: http://wp.me/p7TeeU-A
- La mise en scène de Luc Bondy (Paris, 2014) fait vivre la pièce très différemment, décrivant l’emprise du faux dévot pervers sur une famille malade. Madame Pernelle, comme son fils Orgon, victimes d’une obsession, ne veulent pas VOIR. Cf. le texte de Luc Bondy, dans ses intentions de mise en scène du Tartuffe. Extrait:
Le Tartuffe, c’est voir ou ne pas voir, au lieu d’ être ou ne pas être… Mais le grand problème de l’obsédé, c’est qu’il ne veut pas voir. Voilà pourquoi Elmire expédie son mari sous la table. Elle n’a pas d’autre issue. Orgon va entendre des choses qu’il n’a sans doute pas entendues chez lui depuis longtemps. Des mots de désir. (Luc Bondy, 2014; texte complet ici: voir-ou-ne-pas-voir)
Acte IV, scène 3:
Elmire
J’admire, encore un coup, cette faiblesse étrange.
Mais que me répondrait votre incrédulité,
Si je vous faisais voir qu’on vous dit vérité?
Orgon
Voir?
Elmire
De vous le faire voir avec pleine lumière?
Orgon
Contes en l’air. »
- Premier placet présenté au Roi, après le refus du Tartuffe.
Molière voulait: (…) attaquer par des peintures ridicules les vices de (son) siècle. Et comme l’hypocrisie en est un des plus en usage, le dramaturge du Roi a cette pensée:
(…) que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisais une comédie qui décriât les hypocrites, et mît en vue, comme il faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux monnayeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique.
(Molière, Premier placet présenté au Roi sur la comédie du Tartuffe, 1664 – Texte intégral ici: https://www.ibibliotheque.fr/tartuffe-moliere-mol_tartuffe/lecture-integrale/page3)
La querelle du Tartuffe aura quand même duré 5 ans, mais M. de Molière tenait à son sujet!
- Michel BOUQUET a écrit un livre, qui est proposé à la vente au théâtre où se joue la pièce (ainsi qu’en librairies): Michel Bouquet raconte Molière, éd. Philippe Rey, 188 p.