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On ne joue pas des personnages, on joue des personnes.

Isabelle Huppert, actrice.

La série danoise Forbrydelsen, créée il y a une dizaine d’années par Søren Sveistrup, se déroule sur trois saisons. Les histoires sont différentes, mais l’interprète principale, Sofie Gråbøl (je me suis appliquée à chercher les bons caractères pour écrire son nom), actrice danoise au jeu intense et subtil, traverse ces trois saisons dans le rôle de l’enquêtrice Sarah Lund.

Cet été 2020, Arte rediffuse Forbrydelsen dans sa version française. Elle est également visible dans son intégralité sur arte.fr

Forbrydelsen2

J’ai vu cette série sur la chaîne Arte en version française. Les States, qui n’aiment ni les V.O., ni les doublages, mais qui aiment beaucoup et achètent les bons sujets, se sont emparés de celui-ci et l’ont mis à la sauce américaine (cette version a pour titre The Killing, et par la suite ce titre est également passé à la version danoise).

Forbrydelsen est une série très sombre et même funèbre, qui se déroule toujours en des lieux et des automnes ténébreux, nuits souvent pluvieuses, forêts boueuses et hostiles, parkings déserts… Seule la saison 2 (une intrigue reliée à l’Armée et à la guerre en Afghanistan), montre un peu plus de ciels vastes et de lumière (un tout petit peu). La saison 3, acmé tragique de la série, est la dernière, il n’y a pas de suite. Et c’est affreux de ne pas savoir ce que devient Sarah Lund.

Brouillard

Au début, il faut s’accrocher: le rythme est très lent, comme calqué sur les aléas quotidiens de l’action et de l’enquête, un scénario élaboré à mesure. Sofie Gråbøl s’est exprimée là-dessus en interview; elle évoque le tournage:

Le tournage était éprouvant. On travaillait beaucoup la nuit (…) Et puis Søren [Sveistrup, le créateur] écrit au fur et à mesure qu’il tourne. On était toujours en retard.

Chaque fois qu’il bouclait un épisode, le créateur convoquait acteurs et réalisateurs, les discussions étaient vives.

Vous pouviez lancer n’importe quelle idée. Il gardait les bonnes et balançait les autres. C’est une façon très créative de travailler.

La mise en scène se répète tout au long selon un mode triptyque: on passe systématiquement du point de vue des enquêteurs aux intrigues retorses de la sphère politique, puis aux affres vécues par la famille de la jeune fille assassinée. Le scénario multiplie aussi, de façon quasi-systématique, les fausses pistes et les erreurs des enquêteurs, comme pour étoffer l’action.

Mais une force : Forbrydelsen raconte génialement la petite histoire, celle qui place les personnages au centre d’un récit. La première saison ose un pari : un meurtre, 20 épisodes, un par jour d’enquête:

C’était une façon de défier le téléspectateur. Tout à coup, les gens ont eu le temps de s’intéresser en profondeur aux personnages et à leur façon de vivre.

La série a d’immenses qualités, dont une tenue morale et esthétique obstinée, fondée sur quelques invariants: l’obscurité des nuits hivernales de Copenhague, le refus des ficelles classiques du thriller, la recherche d’une ambiance épuisée (et parfois épuisante pour le téléspectateur), le refus des séquences-émotions faciles. Tout cela donne le sentiment d’une œuvre importante, par delà les limites du genre et du format: c’est lent, noir et obsessionnel, à l’image de Sarah Lund l’enquêtrice. Après le clap de fin, il reste beaucoup de zones d’ombre, des désillusions, une grande amertume. Et cela donne envie d’aller plus loin, de retrouver la mystérieuse Sarah Lund.

Images de la saison 1 de Forbrydelsen

À l’instar de certaines séries britanniques (River, Suspect n°1), les séries scandinaves ne cherchent pas à séduire le spectateur avec des joliesses de mise en scène ou de casting. Dans Forbrydelsen, les acteurs, excellents, ressemblent à des gens presque ordinaires… Mais les personnages, eux, n’ont rien d’ordinaire! Ils sont opaques, tous taiseux, ambigus.

L’enquêtrice Sarah Lund, enfermée dans une lourde histoire personnelle, a développé une obsession professionnelle mortifère, qui lui fait négliger, voire oublier sa vie, ses proches… avec une détermination effrayante. On a envie d’interroger: Dites-moi que c’est bien un personnage de fiction... tellement on pressent la vérité de Sarah Lund. Sarah est une femme sans racines (sans père, et sa mère l’a abandonnée très jeune), qui a grandi dans des foyers de l’enfance, des familles d’accueil. Dans son exil intérieur, elle a de grandes difficultés à partager, à créer des liens, à transmettre (l’un de ses partenaires la qualifie d’autiste…), à dire merci. Car elle ne reconnaît pas les autres, ne s’identifiant qu’aux victimes. Son travail d’enquêtrice est le sens ultime de sa vie. Mais, comme l’a noté son interprète Sofie Gråbøl:

Elle a un sens profond de sa propre vérité et s’y conforme, sans faire de compromis, ce que j’admire. Mais je ne l’envie pas. C’est sûrement la personne la plus solitaire au monde.

Forfrydelsen met en scène, à côté des puissants, des personnages fragiles, ceux qui ont en eux des fêlures, des failles. Déracinés, désaffiliés, ils tâtonnent, oublient, essaient, se trompent et blessent sans le vouloir. Comme Lund, ils ne savent comment construire leurs relations, ni transmettre à leurs enfants. Souvent ils sont les bons, les purs (mais parfois ce sont eux les méchants de l’histoire, faibles et cinglés, victimes eux aussi). Ils ne s’en sortent pas, la liberté et la puissance leur échappent.

les-forc3aats-sombres

Impossible d’oublier Sarah Lund, son personnage d’enquêtrice et son éternel pull jacquard, devenu quasiment le symbole de la série danoise.

Si vous en avez l’occasion et l’envie, je vous recommande Forbrydelsen!

En territoire indien
En territoire indien, capture d’écran de « The Killing » (US), saison 2.

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