Merci de noter: en droit européen, toute œuvre créée et publiée sur Internet étant couverte par le droit d’auteur, l’utilisation de cet article doit être autorisée.
*******
1977 Fritz Zorn, Mars (1982, Gallimard)
Je suis jeune, riche et cultivé; et je suis malheureux, névrosé et seul. Je descends d’une des meilleures familles de la rive droite du lac de Zurich, qu’on appelle aussi la Rive Dorée. J’ai eu une éducation bourgeoise et j’ai été sage toute ma vie. Ma famille est passablement dégénérée, c’est pourquoi j’ai sans doute une lourde hérédité et je suis abîmé par mon milieu. Naturellement j’ai aussi le cancer, ce qui va de soi si l’on en juge d’après ce que je viens de dire.
Il était une fois Fritz, un Zurichois de très bonne famille bourgeoise, sage comme une image, et sur qui tombe un jour, tout à coup, la malédiction du cancer. Il a 30 ans.
Selon moi, la tumeur, c’étaient des larmes rentrées. Ce qui voulait dire à peu près que toutes les larmes que je n’avais pas pleurées, et n’avais pas voulu pleurer au cours de ma vie, se seraient amassées dans mon cou, et auraient formé cette tumeur, parce que leur véritable destination, à savoir être pleurées, n’avait pas pu s’accomplir (…) Toute la souffrance accumulée, que j’avais ravalée pendant des années, tout à coup ne se laissait plus comprimer au-dedans de moi, la pression excessive la fit exploser, et cette explosion détruisit le corps (…) Un homme qui dévore tout son chagrin est dévoré lui-même au bout d’un certain temps par ce chagrin qui est en lui.
Fritz Zorn, Mars.
N.B. Mon lecteur peut aller directement au paragraphe 2 (lecture radiophonique) et écouter s’il lui plaît des extraits de Mars, lus par Guillaume Gallienne (France Inter, 2013).
1. Le dieu Mars.
L’auteur a pour prénom Fritz – nom des guerriers germaniques. Son nom de famille était Angst, comme Peur, angoisse, il devient Zorn – Zorn, la colère… Et il intitule son récit Mars – c’est le dieu de la guerre.
Mars sera publié en 1977 (1979 pour la traduction française), après la mort de Fritz Zorn à l’âge de 32 ans.
Accusant son éducation, sa façon d’être toute entière, ses larmes retenues, de le tuer, Fritz sait qu’il n’a plus le temps de vivre.
A-t-il jamais vécu? Tout son récit crie que non. S’il se découvre vivant, c’est seulement grâce à la souffrance, à l’épreuve du cancer. Il lui reste peut-être le temps d’écrire, il est pressé d’écrire, car son cancer ne lui laissera sans doute aucune chance. Trop tard pour vivre, mais pas trop tard pour témoigner, en accusant l’éducation parentale du désastre de son existence. Alors Fritz couche tout ce qu’il a sur le cœur dans un récit unique : acide, cruel, glacial mais non dénué d’humour. Et répétitif, lancinant jusqu’à l’ennui, parfois.
Cela dit, la question du cancer se présente d’une double manière : d’une part c’est une maladie du corps, dont il est bien probable que je mourrai prochainement, mais peut-être aussi puis-je la vaincre et survivre; d’autre part, c’est une maladie de l’âme, dont je ne puis dire qu’une chose : c’est une chance qu’elle se soit enfin déclarée. Je veux dire par là qu’avec ce que j’ai reçu de ma famille au cours de ma peu réjouissante existence, la chose la plus intelligente que j’aie jamais faite, c’est d’attraper le cancer.
Livre-testament, inclassable, unique, Mars est déjà un classique de la littérature suisse contemporaine. Chef d’œuvre dérangeant par sa noirceur, sa rage, son désespoir : Mars déclare la guerre de Fritz Zorn à sa famille et à son héritage.
La mort en héritage
Colère et révolte : celles d’un jeune homme de 30 ans, ayant compris, par sa mort annoncée, que sa vie était un gâchis immense. Les parents donnent la vie, donc la mort. Ceux de Fritz n’ont pas d’abord permis la vie à leur enfant. L’auteur analyse obsessionnellement, avec une lucidité implacable, l’éducation bourgeoise qu’il a reçue, sans nuance : faite de « normalité » caricaturale, de conformité au groupe social, d’obsession des apparences … Il veut essayer de comprendre l’origine de sa névrose, «cette torture dépressive omniprésente », et se délivrer d’un passé qui l’a emporté, tel un maelström. Pour lui, ce cancer qui le ronge est le cri de révolte de l’âme et du corps, privés d’expériences sensibles, et privés d’amour.
Mars n’est ni une fiction, ni une vraie autobiographie. Je l’appelle récit, faute d’un terme plus précis. Objet littéraire dont je ne connais pas d’équivalent (voir dans le second chapitre de cet article l’interview d’Adolf Muschg, qui a préfacé le livre, il donne des indications sur la rhétorique de Fritz Zorn) : pas d’anecdotes, pas de détails, encore moins de pittoresque. Jamais rien de sensible ou d’évocateur. Âmes sensibles, et surtout déprimées, s’abstenir!
Aucune lueur d’espoir dans ce récit tissé de négatif, récit agonique, amer et convulsif, répétitif, comme une vomissure en jets qui purge et purifie. Peu de temps après la fin de son livre, Fritz Zorn meurt.
2. Avant d’aller plus loin, en voici une remarquable lecture radiophonique. Le 16 février 2013, de larges extraits de Mars sont interprétés par le comédien Guillaume Gallienne, sur France Inter, dans son émission de lectures Ça peut pas faire de mal. Les textes lus à l’antenne sont traduits par Gilberte Lambrichs. (Avec les voix de Chantal Thomas, Gilberte Lambrichs, Viviane Forrester (archives INA) Source : France Inter
(C’est cet interprète qui m’a fait connaître l’œuvre de Zorn, et incitée à la lire)
https://www.franceinter.fr/embed/player/aod/409acd11-769d-11e2-a7b7-782bcb76618d
3. Les « années d’apprentissage » de Fritz Zorn, telles qu’il les raconte.
Dans cette éducation, l’impassibilité devant les réalités concrètes (vulgaires) du monde, tient lieu d’obligation morale. Fritz a toujours vécu hors la vie : propre, sage, faisant honneur à sa famille, fleuron de la grande bourgeoisie zurichoise, il n’a jamais fait de vagues, a été un très bon élève, a emprunté docilement la voie qu’on lui avait tracée. Le monde extérieur est méchant et vicieux, il faut t’en méfier et même le fuir. L’être humain pensant et désirant, son corps vivant et désirant, tu dois en avoir peur et honte.
Le milieu social de Fritz cultive la névrose, conduit à la dépression (et peut-être à la folie) celui qui s’y laisse noyer sans résister. Conduit au cancer, dont Fritz Zorn écrit que c’est une maladie psychosomatique. J’ai le cancer, nous dit-il, non par raison héréditaire ou parce que je mange trop et mal, ou parce que je suis exposé à la pollution : il ressort à mon éducation :
Survivrai-je à cette maladie? Aujourd’hui je n’en sais rien. Au cas où j’en mourrais, on pourra dire de moi que j’ai été éduqué à mort.
(le soulignement est de mon fait)
Une vie … Sans manque, mais sans vitalité, harmonieuse, rien qui dépasse, sans conflit, car on ne prononce jamais de non.
Et sans débat : les classifications sont toujours binaires, sans choix possible, entre les choses simples et les choses compliquées. Car de ces dernières on ne parle pas, c’est-à-dire : de politique, de religion, d’amour.
Sans action, car l’agir est ridicule : juste regarder faire autrui, lui faire croire qu’on agit. Pas d’intérêts, de curiosités (c’est mal), qui seraient tournés vers le monde et les autres, ces braves gens qui peuplent le monde.
Évidemment sans folie non plus : donc pas d’amour, pas de créativité…
Une vie, négation de la vie, à laquelle Fritz assiste. Faite de solitude extrême, tissée de névroses, ouvrant la brèche béante de la dépression, la torture dépressive omniprésente.
Mais le corps va signifier Je suis là : se révolter, s’extérioriser si on peut dire, créer (enfin!) de petites tumeurs dans le cou de Fritz, puis un lymphome fatal. Fritz ne peut plus refuser de voir et de ressentir cela. Et de s’émanciper, enfin, par l’écriture.
On referme le livre sur une déclaration de guerre. Guerre déjà perdue, mais au moins a-t-elle eu lieu…
Je n’ai pas encore vaincu ce que je combats; mais je ne suis pas encore vaincu non plus, et, ce qui est le plus important, je n’ai pas encore capitulé. Je me déclare en état de guerre totale.
Fritz Zorn (1944-1976)
