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Ils sont deux à la surveiller, à l’interroger pour lui faire dire ce qu’elle n’a pas vu. Ils dressent de son fils un portrait dans lequel elle ne le reconnaît pas, et veulent bâtir autour de sa crucifixion une légende qu’elle refuse. Seule, à l’écart du monde, dans un lieu protégé, elle tente de s’opposer au mythe que les anciens compagnons de son fils sont en train de forger. Le Testament de Marie pièce de Colm Tóibín est une réinterprétation bouleversante de la figure de Marie, une fiction puissante, envoûtante, qui ne laisse pas indifférent, et même déclenche la polémique, comme toujours quand il est question de religion.

Mais est-il vraiment, ou seulement, question de religion?

Colm Tóibín, l’auteur irlandais du Testament de Marie s’exprime :

Marie, la mère de Jésus, nous parvient à travers de nombreuses images, elle ne nous parvient pas par les mots, sauf quand les mots sont des prières qui lui sont adressées. Elle est particulièrement silencieuse dans les Évangiles, et, à partir du moment où Jésus quitte sa maison, nous n’entendons quasiment plus parler d’elle.
C’est comme si son pouvoir pressant et mystérieux émanait précisément de sa présence indéfinissable ; c’est comme si la dévotion dont elle est l’objet trouvait sa source dans cette absence et ce silence.
Peu à peu, tandis que le christianisme se répandait, ce pouvoir devint officiel. Au concile d’Éphèse en 431, elle fut déclarée mère de Dieu. (…)
En tant qu’auteur de fiction, j’ai pour tâche de percer le silence, de pénétrer l’esprit de mes personnages, de les faire parler, de leur donner une vie qui touchera autrui émotionnellement et intellectuellement.
Peu à peu, l’idée m’est venue que je pouvais donner la parole à Marie, mère de Jésus, à cette femme silencieuse au pied de la croix, que je pouvais écrire une pièce dans laquelle elle parlerait. Je me suis rendue à Éphèse (près des ruines d’Éphèse), dans l’actuelle Turquie : les catholiques considèrent qu’il s’agit de l’endroit où Marie fut conduite par Jean après la crucifixion, et où elle a vécu ses derniers jours)
J’ai commencé à l’imaginer dans les années qui ont suivi la crucifixion, tandis que la nouvelle aube du christianisme se levait sur le monde et qu’on écrivait le récit de ce qui s’était passé. Elle était, telle que je l’ai vue, toujours prisonnière d’un chagrin qui ne la quitterait pas. Ses deux visiteurs sont certainement des apôtres, les hommes qui ont écrit le Nouveau Testament. D’autres, comme son « cousin » Marc, sont inventés.

(Extraits de notes, traduits par Baptiste Manier, proposés dans le livret du théâtre de l’Odéon)

Cette pièce, interprétée en 2017 par Dominique Blanc à l’Odéon, m’a bouleversée, comme peu de pièces ont pu le faire jusqu’à présent (à part des pièces musicales). À tel point que je risque de manquer de sens critique ici.

La mise en scène m’a d’abord déconcertée. Je n’ai pu, ou su participer, comme l’ont fait des dizaines de spectateurs, au prologue de la pièce : Marie est là, statique et rayonnante, comme dans une toile de maître, voile bleu, robe rouge, elle descend sur le plateau, dans une châsse de verre.

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Le public est invité (où? comment? Je ne l’ai pas remarqué) à monter sur scène et à venir visiter cette image pieuse, cette vivante statufiée. Certains l’observent avec insistance, d’autres prennent des photos ; quelques-uns explorent le décor, touchent les objets…

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Pourquoi cette pièce et son interprète m’ont-elles touchée à ce point ?

En musique, les « Stabat Mater » ont pour moi des vibrations, un sens, qui se révèlent à chaque audition. Au cinéma aussi, quelques exemples : Le Fils, des frères Dardenne ; à la télévision, La petite Chartreuse (un téléfilm, d’après le roman de Pierre Péju)… et encore d’autres œuvres, reprenant ces thématiques : l’attachement, la perte, l’abandon. La mise en scène, littéraire, musicale ou théâtrale, de la perte ou de l’apprivoisement d’un enfant, la représentation, soit des contours et difficultés de l’attachement, soit de la douleur ultime, indicible de la perte, tous ces méandres de l’âme humaine me semblent proches, familiers.

Dans « Le Testament de Marie » Colm Tóibín  touche à l’esprit de la vie ordinaire : voici ce qu’écrit, en avril 2017, Deborah WARNER, la metteuse en scène de la pièce : à Broadway (en 2013), puis à Paris.

« Colm écrivait un monologue de la Vierge Marie. (…) C’était à l’évidence une fascinante opportunité de donner la parole à cette femme le plus souvent silencieuse. Colm rappelle que Marie « ne nous parvient pas par les mots ». En tant qu’icône, elle est mystérieuse et indéfinissable : c’est sans un mot qu’elle subit sa peine et sa souffrance. Qu’importait l’approche qu’adopterait Colm, je savais que nous voudrions entendre ce qu’elle avait à dire.
Il s’agit bien sûr de fiction, mais la puissance émanant de la parole donnée à cette femme est palpable (…) Pour certains, ce spectacle pose des questions de croyances, pour d’autres, il révèlera la création d’une icône, et pour tous ceux qui prêteront une oreille attentive, il touchera la corde sensible d’un sentiment humain partagé. (C’est moi qui souligne ce passage)
Au cœur de ce texte se trouve une part profane touchant à la relation entre une mère et son fils, une relation définie ici par une mère que son fils abandonne, et qui à son tour abandonne son fils. Mais l’histoire biblique connue de tous se distingue de celle que nous racontons, et c’est dans cette différence que se joue le drame de la soirée (…)
Le texte de Colm Tóibín offre à l’actrice qui s’en saisit l’opportunité d’un tour de force théâtral, car l’histoire se déroule dans la même urgence qu’un fait d’actualité.
L’actrice Fiona Shaw, qui a incarné ce rôle sur les scènes de Broadway et de Londres, dit que « Cette histoire universelle parle, non pas de religion mais de la vie ordinaire, où l’on perd un fils qui grandit et s’en va, où l’on se sent coupable de ne pas être la mère qu’on voulait être ».
Marie ressent de la colère et du désespoir, sentiments rarement associés à la femme dont l’histoire religieuse a effacé les reliefs: ici, les vérités sont universelles, elle sont le fruit de l’imagination, non de l’histoire.
En ces jours où la presse rapporte tant d’histoires de jeunes gens quittant brusquement leur foyer (…) pour adhérer à certains mouvements au nom de certaines quêtes, il semble qu’il n’y ait pas de moment plus opportun pour faire revivre cette œuvre (…)

EXTRAITS DE L’ŒUVRE

Ils veulent que ce qui s’est passé vive à jamais. Ce qu’ils sont en train d’écrire, disent-ils, va changer le monde.

Mon fils, ai-je dit, a réuni autour de lui une bande de désaxés qui n’étaient que des enfants comme lui, ou des hommes sans père, ou des hommes incapables de regarder une femme dans les yeux, ou de ces hommes qu’on voit sourire tout seuls sans raison. Aucun d’entre vous n’était normal, ai-je dit. C’est la vérité, vous étiez tous des désaxés. Je n’ai aucune patience pour les gens de votre espèce. Mon fils collectionnait les désaxés. Pourtant lui, malgré les apparences, ne l’était pas.

Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ?
Je suis ta mère, ai-je dit.

Je leur ai fait face. Ils ont dû prendre peur devant ce que mon visage exprimait d’effroi, de douleur et de rage contenue, car ils ont pris un air très alarmé et l’un a fait un pas vers moi pour m’empêcher de dire ce que je m’apprêtais à dire. J’ai reculé. Je me suis réfugiée dans un coin de la pièce. Je l’ai murmuré d’abord, puis je l’ai redit, plus fort. Ils avaient reculé, eux aussi, jusqu’à se retrouver presque dans le coin opposé. Je l’ai dit une troisième fois, lentement, avec soin, en y mettant tout mon souffle, toute ma vie.
« J’étais là », ai-je dit. « Je me suis enfuie avant la fin, mais si vous voulez des témoins, alors je suis un témoin, et je peux vous le dire à présent. Vous affirmez qu’il a sauvé le monde, mais moi, je vais vous dire ce qu’il en est. Cela n’en valait pas la peine. Cela n’en valait pas la peine. »

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Voici pour finir une critique négative, très dure, du Testament de Marie : critique de l’auteur, de la mise en scène, et de l’interprète. Il faut entendre cette voix-là aussi.

Le journal La Croix, sous la plume de Didier Méreuze, nous livre une critique acerbe de la pièce de Colm Tóibín.

En voici des extraits : 

Cette pièce écrit-il, a de quoi séduire. Détachée des discours officiels, elle invite à un autre regard sur Marie, par là-même, sur ce « fils » qu’elle ne reconnaît pas, qui ne la reconnaît plus.
Las. Le charme s’épuise vite sous l’effet de trop de lourdeurs et raccourcis faciles. Certes, on ne reprochera pas à Colm Tóibín (de quel droit ?) de réduire les disciples à des désaxés, gens de pouvoir manipulateurs, exigeant de Marie une légende dorée (…)
Mais, privé d’un minimum de hauteur et de distance, le texte vire à l’anecdote (…) Loin d’un jeu en épure qu’elle maîtrise à la perfection, Dominique Blanc s’agite, se perd en tâches ménagères, s’exténuant et exténuant le spectateur dans une vaine course au quotidien (…)
À la fin de son ultime réplique, elle lance: Quand vous affirmez qu’il a sauvé le monde, je vais vous dire ce qu’il en est. Ça n’en valait pas la peine.
Il n’est pas certain que ce spectacle en vaille plus.