Il a rêvé d’une œuvre comme acte héroïque, sacrifice véritable, mise à mort, s’est saisi des mots avec les sens, comme on appréhende un corps, s’est fantasmé surréaliste, fondeur de mythes littéraires, forgeur d’un sacré du quotidien, a regretté enfin la nature modeste de sa littérature – dite selon lui de confession – face à l’ampleur du réel et de l’histoire, sans voir peut-être qu’il avait eu ce courage, que d’autres n’ont pas eu : celui de vivre poétiquement.

Extrait d’un podcast consacré à l’œuvre de Michel Leiris (1901-1990), références en fin d’article, page 3.

Le texte qui suit est extrait de l’autobiographie de Michel LEIRIS (1). Cet extrait est parfois proposé aux lycéen(ne)s, sous le titre d’origine, explicite et traumatisant, La gorge coupée, comme texte à commenter dans une séquence de littérature française consacrée à l’autobiographie, ou consacrée au récit d’un souvenir traumatique, pouvant donner matière à développements sur la vision de la vie de l’auteur (devenu adolescent ou adulte).

(1) Leiris M., L’âge d’homme, précédé de De la littérature considérée comme une tauromachie, 1946, Éditeur Gallimard, 1ère édition en 1939.

Je livre ici cette page, souvenir recomposé, cru et nu, encore partagé plus ou moins nettement par nombre d’entre nous…

La gorge coupée

Âgé de cinq ou six ans, je fus victime d’une agression. Je veux dire que je subis dans la gorge une opération qui consista à m’enlever des végétations ; l’intervention eut lieu d’une manière très brutale, sans que je fusse anesthésié. Mes parents avaient d’abord commis la faute de m’emmener chez le chirurgien sans me dire où ils me conduisaient. Si mes souvenirs sont justes, je m’imaginais que nous allions au cirque ; j’étais donc très loin de prévoir le tour sinistre que me réservaient le vieux médecin de la famille, qui assistait le chirurgien, et ce dernier lui-même. Cela se déroula, point pour point, ainsi qu’un coup monté et j’eus le sentiment qu’on m’avait attiré dans un abominable guet-apens. Voici comment les choses se passèrent : laissant mes parents dans le salon d’attente, le vieux médecin m’amena jusqu’au chirurgien, qui se tenait dans une autre pièce en grande barbe noire et blouse blanche (telle est, du moins, l’image d’ogre que j’en ai gardée) ; j’aperçus des instruments tranchants et, sans doute, eus-je l’air effrayé car, me prenant sur ses genoux, le vieux médecin dit pour me rassurer : « Viens, mon petit coco ! On va jouer à faire la cuisine. » À partir de ce moment je ne me souviens de rien, sinon de l’attaque soudaine du chirurgien qui plongea un outil dans ma gorge, de la douleur que je ressentis et du cri de bête qu’on éventre que je poussai. Ma mère, qui m’entendit d’à côté fut effarée.

Suite du texte de Michel Leiris, page 2