Lectures 2024

Bertolt Brecht

Voici un second extrait du recueil de nouvelles: La vieille dame indigne et autres histoires, 1928-1948, de Bertolt Brecht (1988, L’Arche Éditeur – Titre original Prosa 1, Geschichten, 1965 Stefan S. Brecht – Texte français de Bernard Lortholary, Ruth Ballangé et Maurice Regnaut). (Brecht a écrit ces Histoires entre 1913 et 1948).

Ce recueil d’une trentaine d’Histoires offre au lecteur une grande variété de thèmes et de styles. L’une des dernières nouvelles (les éditeurs ont choisi de donner au volume le titre de celle-ci) s’intitule La vieille dame indigne. Son thème est extrêmement original, politique, et (pour moi) féministe: Brecht évoque une vie de femme, plus précisément la fin de vie d’une femme modeste, et génialement libre!

Extraits de la nouvelle de Brecht:

Ma grand-mère avait soixante-douze ans quand mon grand-père mourut. Il possédait, dans une petite ville de Bade, un atelier de lithographie (…) Ma grand-mère, qui n’avait pas de servante, s’occupait du ménage, prenait soin de la maison vieille et branlante, et faisait la cuisine pour les hommes et les enfants.

Avec des moyens fort restreints, elle avait élevé cinq enfants, sur les sept qu’elle avait mis au monde. Elle en était devenue plus petite avec les années.

(livre cité, p.137)

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Après 70 ans d’une existence obscure, cette vieille dame (la grand-mère du narrateur) découvre, pour quelques mois, une vie nouvelle, et apprend à regarder en face la mort qui n’est plus si loin. La narration de Brecht est très courte, 6 pages, et lumineuse! Voici les dernières lignes de la nouvelle:

J’ai vu une photographie d’elle qui la montre sur son lit de mort (…) On voit un tout petit visage aux rides nombreuses, aux lèvres minces, mais à la bouche large. Beaucoup de choses petites, mais aucune petitesse. Elle avait savouré pleinement les longues années de servitude et les brèves années de liberté, et consommé le pain de la vie jusqu’aux dernières miettes.

(livre cité, p. 142-143)

Images pour une liberté qui s’invente et se déploie:

Le cinéma ne s’y est pas trompé, qui a interprété fidèlement cette merveilleuse histoire, transposée par le réalisateur René Allio à Marseille, dans les années 60*. La vieille dame (Madame Bertini) est incarnée par une actrice d’exception, Sylvie**

*La vieille dame indigne, film de René Allio (1965), bandes-annonces disponibles sur You Tube, film visible en streaming sur différentes plateformes, et en DVD avec d’autres oeuvres de R. Allio.

**Louise Pauline Mainguené, dite Sylvie, 1883-1970.

Madame Bertini, une héroïne du quotidien.

La nouvelle de Brecht a pour cadre une petite ville allemande, avant la guerre de 14-18.

Concernant son film, René Allio, dans une interview à Revue et fiches du cinéma de mars 1965, estime que la transposition de cette nouvelle à Marseille (paramètre très important pour le réalisateur), dans une époque plus récente, rend la liberté d’une vieille femme, décrite par B. Brecht, beaucoup plus évidente, facile à accomplir, socialement acceptée…, en somme presque banale…

Je mesure, devine la force, le courage qu’il faut à toute femme pour que le désir s’extraie de la quotidienneté des habitudes, de la pesanteur des rapports de classe et des chaînes patriarcales. Pour ma part, c’est ainsi que j’interprète l’histoire racontée par Brecht et René Allio.

De l’évidence de cette libération, de sa banalité (rapportées par R. Allio dans l’interview citée), je serai beaucoup moins certaine, même en notre 21ème siècle, peut-être parce que je porte sur le sujet le regard d’une femme sur une autre femme, et aussi parce que je n’oublie pas le poids des rapports sociaux.

René Allio prend souvent pour thème la quotidienneté des êtres, des situations, des destins (il y insiste). D’où vient alors cette idée qu’il serait à notre époque (il parle des années 60) facile pour une femme de s’affranchir des contraintes familiales, économiques, sociales, de trouver en elle les ressources nécessaires à sa liberté? Je pense que cette idée peut être discutée. Le réalisateur, quant à lui, attribue aussi au lieu cette plus évidente facilité de libération: à la ville de Marseille elle-même, dont il fait un véritable personnage du film. Une ville qu’il décrit et filme moderne, dynamique, vivante (il la compare pour son éclat à Rio de Janeiro ou Los Angeles).

De toute façon, c’est certain: René Allio a réalisé avec La vieille dame indigne* un film magnifique, précurseur, ouvert à moult regards et interprétations, et qui vraiment fait date!

*Disponible en streaming sur différentes plateformes, et en DVD avec d’autres oeuvres de R. Allio.

Images empruntées à la revue Revue et fiches du cinéma du 28/03/1965.

Le point de vue du cinéaste.

René Allio confie à la Revue (citée ci-dessus):

Je crois que les gens dans leur vie de tous les jours, ne déploient pas moins d’ingéniosité, d’intelligence, d’héroïsme, d’imagination, de courage, ne connaissent pas moins d’échecs, ni de catastrophes que n’en connaissent les héros d’aventures exceptionnelles (au cinéma ou au théâtre). (…) Je trouvais la fable qui s’exprime dans la nouvelle de Brecht (…) extrêmement riche (…) en problèmes psychologiques, humains (…) Et surtout, elle m’a amené à ce qui m’intéresse beaucoup dans le cinéma: décrire la quotidienneté. (…) La vieille dame indigne était donc l’occasion de montrer un personnage qui vit une aventure d’apparence banale, mais en réalité assez héroïque. (…)

Le cinéma est le spectacle populaire d’aujourd’hui.

Revue et fiches du cinéma, mars 1965.

La chanson On ne voit pas le temps passer a été écrite et composée par Jean Ferrat. On la retrouve dans cet extrait de La vieille dame indigne.

Et pour compléter:

Quelques films où les femmes ont « le beau rôle »:

  • Thelma et Louise, de Ridley Scott (1991)
  • L’affaire Josey Aimes, de Niki Caro (2006)
  • Lulu, femme nue, de Solveig Anspach (2013)
Et:

Un blog super documenté (malheureusement « farci » de pubs…)

http://www.cinetom.fr/archives/2014/10/17/30786389.html