Lectures 2024

Mémoire de fille, récit biographique d’Annie Ernaux (2016, Gallimard Éditeur)

Construire le récit de ce qu’on a été:

Au fur et à mesure que j’avance, la sorte de simplicité antérieure du récit déposé dans ma mémoire disparaît. Aller jusqu’au bout de 1958, c’est accepter la pulvérisation des interprétations accumulées au cours des années. Ne rien lisser. Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j’ai été.

(p. 56)

Je ne cherche pas à me souvenir, je cherche à être dans ce box d’un foyer de jeunes filles en train de photographier, y être sans débord en arrière et en avant, juste en cet instant.

(p. 82)

(… folie) qui consiste chaque jour à ma table à rejoindre cette fille qui a été moi, de me fondre en elle – c’est moi qui suis son fantôme, qui habite son être disparu.

(p. 95)

À quoi bon écrire si ce n’est pour désenfouir des choses, même une seule, irréductible à des explications de toutes sortes, psychologiques, sociologiques, une chose qui ne soit pas le résultat d’une idée préconçue ni d’une démonstration, mais du récit, une chose sortant des replis étalés du récit et qui puisse aider à comprendre – à supporter – ce qui arrive et ce qu’on fait.

(p. 96, ici c’est moi qui met en exergue!)

Transfuge de classe

« Au pensionnat, les différences sociales lui étaient connues, mais la fille de l’épicerie pouvait s’enorgueillir de résultats que n’atteignaient pas les filles riches dont le classement scolaire était souvent inverse du classement social de leurs parents. (…) Elle se sent immergée dans une atmosphère de supériorité impalpable qui l’intimide, supériorité que, tout en l’acceptant comme naturelle, elle mettra vite en relation avec la profession des parents (…) et avec leur résidence dans les beaux quartiers de Rouen. Une supériorité qui se dévoile ostensiblement dans la commisération souriante que suscite la manière de parler de la seule fille d’ouvrier de la classe. » (…) (p. 85-86)

« Que (mes parents) ne sachent ni l’un ni l’autre ce que signifiait la « propédeutique » où je m’inscrirais n’empêchait pas ma mère de rayonner de fierté et d’ambition, prête à tous les sacrifices pour que sa fille aille « plus haut ». Mon père était déçu comme si j’avais dédaigné son idéal. (Il a conservé toute sa vie dans son portefeuille la coupure de Paris-Normandie portant la mention de mon succès au concours d’entrée à l’École Normale. Rien n’aura jamais pu lui enlever le moment de son plus grand bonheur, de sa revanche sur le monde, de petit paysan jeté hors de l’école à douze ans pour travailler dans une ferme.) » (p. 125)

« Une honte de fille »

C’est la honte de la fierté d’avoir été un objet de désir. (…) Une honte historique, d’avant le slogan « Mon corps est à moi », dix ans plus tard. (…) Et rien ne peut faire que ce qui a été vécu dans un monde, celui d’avant 1968, et condamné par les règles de ce monde, puisse changer radicalement de sens dans un autre monde. Cela reste un événement sexuel singulier, dont la honte est insoluble dans la doxa du nouveau siècle.

(p. 99-100)

Institutrice

(Je me suis engagée et) fourvoyée dans un métier qui ne (me) convient pas (…) Cette question (…) figure rarement dans la littérature: comment, au début de la vie, tous, nous nous débrouillons de ça, l’obligation de faire quelque chose pour vivre, le moment du choix et, pour finir, la sensation d’être, ou de ne pas être, là où l’on doit être?

(p. 122)

Être

« J’ai commencé à faire de moi-même un être littéraire, quelqu’un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour. » (p. 143)

« Déjà le souvenir de ce que j’ai écrit s’efface. Je ne sais pas ce qu’est ce texte. Même ce que je poursuivais en écrivant le livre s’est dissous. J’ai retrouvé dans mes papiers une sorte de note d’intention:

Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé. » (p. 151)