Catégorie: Qu’en lira-t-on.

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N.B. Ce premier article sur Kaspar Hauser doit beaucoup à l’essai d’Hervé Mazurel, Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit (éditions La Découverte), plusieurs fois cité ici.

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« L’enfant sauvage » qui n’en était pas un…

Le 26 mai 1828, « le lundi de Pentecôte », Kaspar Hauser fit son apparition sur une place de Nuremberg. Ce jeune homme, qui semblait avoir 16 ou 17 ans, savait à peine marcher, et tenait un papier à la main. Il ne pouvait dire d’où il venait, ni où il allait. On l’aurait dit échappé de la Caverne de Platon...

Il surgit de nulle part le 26 mai 1828 dans une rue de Nuremberg, épuisé, titubant, gesticulant et grognant de façon incompréhensible … Deux artisans discutant sur la Place du Suif voient apparaître un jeune garçon étrange. L’adolescent est mal vêtu et sa démarche laisse croire qu’il est ivre, ou complètement idiot. Il tend aux deux compagnons une lettre adressée à Monsieur le capitaine commandant le 4e escadron du régiment des chevaux-légers.

https://www.greffiernoir.com/kaspar-hauser-l-enfant-des-rues-de-nuremberg

Billet tenu par Kaspar Hauser lorsqu’il fut découvert dans une rue de Nuremberg (document perdu après 1945)

Les seuls mots que Kaspar fut capable de prononcer étaient : «Cavalier veux comme père était». On vit aussi qu’il savait écrire son nom, qu’il se tenait correctement, qu’il était plutôt propre.

Kaspar Hauser demeure à ce jour l’un des plus célèbres enfants sauvages (bien qu’à proprement parler il n’en fût pas un, selon Jakob Wassermann (1) par exemple). Cette expression est également contestée dans son cas par certains historiens et anthropologues, dont Hervé Mazurel (2). Car l’enfant sauvage vit (s’il survit) souvent au contact de la nature et d’animaux.

(1) Jakob Wassermann, écrivain allemand (1873-1934) et (2) voir Kaspar l’obscur, ou l’enfant de la nuit, essai de Hervé Mazurel (2023, et 2020, Éditions La Découverte).

Kaspar Hauser, l’orphelin absolu.

On imagine avec peine un destin aussi exceptionnellement cruel, au-delà même de notre notion moderne de maltraitance. Même à l’époque où il vécut, pas si lointaine après tout, le sort de Kaspar Hauser bouleversa ses contemporains…: Kaspar vécut, de sa prime enfance jusqu’à l’adolescence, attaché, toujours assis ou couché, dans la quasi-obscurité d’un cachot, soigné, nourri de pain et d’eau, sans jamais rencontrer ni échanger avec personne (la nourriture, l’eau, et les soins corporels, lui étaient apportés la nuit…)

Kaspar, arraché à une famille, arraché à l’humanité, était l’orphelin absolu. Le mystère de sa naissance, celui de sa séquestration, sont restés entiers, même si les hypothèses et rumeurs ont fleuri, sans jamais de confirmation. Son geôlier lui avait donné un jouet, un petit cheval de bois, que Kaspar pouvait manipuler ou orner d’un ruban. On peut se demander comment ce maigre viatique symbolique suffit à Kaspar pour maintenir une petite flamme vitale…

Il a donc grandi séquestré, coupé de tout contact humain et de tout environnement naturel et social.

Puis Kaspar fut arraché à cette nuit insondable pour naître au monde une seconde fois, au printemps 1828. Rien ne le rattachait à son époque, ni au genre humain, pas même à un groupe social ou à une génération.* Kaspar ignorait jusqu’à la différence homme-femme. Il habitait un corps étrange et dissonant, vierge de toute socialisation. On découvrit bientôt sa sensorialité inouïe, sa vie émotionnelle intense. Il apprit, douloureusement, à éprouver le monde, puis à en connaître les mœurs et usages.

Tout ce que, normalement, nous n’appréhendons, bébés et enfants, que peu à peu et pas à pas, voilà que du fait de son exceptionnel destin, cela fut donné à Kaspar Hauser d’un seul coup, un matin de printemps à Nuremberg, comme une masse effrayante et indéchiffrable, qu’il déchiffra pourtant, par un travail intellectuel harassant, au cours du peu d’années qu’il lui fut donné de vivre après la sortie de l’enfermement complet dans lequel il passa son enfance *.

  * Hervé Mazurel décrit et analyse (dans l’ouvrage cité), de façon très approfondie, cet état de jachère absolue dans lequel fut trouvé Kaspar, un état de non-affiliation totale (ou de désaffiliation survenu très précocement dans la vie de l’enfant), qui ne fut pas irréversible.

Né deux fois et pur contre-héros, Kaspar Hauser, par-delà l’énigme que scelle son nom, figure malgré lui comme une exergue misérable et sublime dans la lignée de tous ceux que leur propre expérience rejeta hors du monde. Kaspar Hauser devint, la rumeur enflant, l’orphelin de l’Europe.

Déjà victime d’une agression le 17 octobre 1829, il fut finalement assassiné le 14 décembre 1833. Sa seconde vie avait duré 5 ans.

Tentative d’assassinat de Kaspar Hauser (octobre 1829)
Assassinat de Kaspar Hauser (décembre 1833)
Mystère de ses origines, énigme de sa mort…
La tombe de Kaspar Hauser à Ansbach.

L’histoire, courte et tragique, de Kaspar Hauser, sa trajectoire aberrante, nous en dit long sur notre culture, sur nos façons d’arraisonner le monde. Le remarquable essai d’Hervé Mazurel (cité ci-dessus) examine tous les aspects sensibles de la courte vie de Kaspar, y insiste, et en tire des leçons sur la façon dont le social et l’histoire s’inscrivent d’ordinaire en chacun de nous. Comment, derrière cette vie minuscule se dévoile un cas majuscule des sciences humaines et sociales.

Affiche du film « Kaspar Hauser, Jeder für sich und Gott gegen alles » (1974, Werner Herzog, réalisateur et Bruno S., Kaspar)
Représentation de l’Arrivée de Kaspar à Nuremberg (statue à Ansbach)

(Suite dans un autre article, ici: https://wp.me/p7TeeU-7ez