Lectures 2024:

Extraits du roman de Bernhard Schlink, La petite-fille (2023, Éditions Gallimard).

Birgit est une transfuge de la RDA, elle en a hérité l’expérience culturelle et sociale, les codes, les comportements:

La légèreté superficielle, la supériorité ironique avec lesquelles, entre amis ou entre collègues, on traitait des livres et des films, de la société et de la politique, voilà qui lui était étranger, et plus encore le fait que politiques et artistes ne se prenaient pas eux-mêmes au sérieux, ni ce qu’ils faisaient, mais se contentaient de constater que cela suscitait l’attention, qu’elle étonnât, fît rire ou déroutât, mais en tout cas que l’attention fût provoquée. Elle, ce qui était sérieux, elle le prenait au sérieux. Ce n’est que tardivement, après la réunification, lorsqu’il connut de plus près des libraires de Berlin-Est et du Brandebourg, qu’il comprit que Birgit était une enfant de la RDA, du monde prolétaire qui, avec une ferveur prussienne et socialiste, voulait devenir bourgeois et prenait culture et politique au sérieux, comme la bourgeoisie l’avait fait jadis et l’avait oublié depuis. Il la regarda dès lors avec d’autres yeux, avec estime et aussi avec la tristesse de voir ce que son monde à lui ne savait plus faire et avait perdu.

p.17-18

Entre compatriotes, le mariage de deux mondes à Berlin:

Le 16 janvier 1965, Birgit atterrit à Tempelhof et ce ne fut pas seulement le début de leur vie commune. Jusque là, il avait pris la vie comme elle venait. Faire passer Birgit de l’Est à l’Ouest, cela allait de soi puisqu’ils s’aimaient. Mais chercher un petit appartement, le trouver, le louer, abandonner ses études et entamer un apprentissage de libraire, reprendre la librairie et l’agrandir, acheter un grand appartement: ce n’était pas prendre la vie comme elle venait, c’était lui donner sa forme. C’était sa vie, et elle commença le 16 janvier 1965.

Extrait du manuscrit de Birgit, transfuge de l’Est et socialiste dans l’âme:

Je suis contente de ne pas être restée. Je suis contente d’être partie. Je ne veux vivre aucune de ces vies non vécues. Mais je ne peux pas m’en défaire. Mes vies non vécues sont miennes comme celle que j’ai vécue. Elles sont tristes, et je porte la tristesse de la vie avec mauvaise conscience sous l’ombre de mort, la tristesse de la vie dans la niche, la tristesse de la vie sans et contre le monde.

La RDA me rend triste. L’enthousiasme pour l’époque nouvelle, l’espoir d’un pays neuf et d’un homme nouveau, l’engagement et les sacrifices des premières années – même si rien n’est resté de ce début, ce fut pourtant un début. Même si rien ne reste des tentatives pour faire avancer le pays en dépit du système et contre lui, rien de l’insistance à marquer que socialisme et liberté vont de pair et que l’avenir appartient aux deux ensemble, ce fut un moment et ce fut réel et une bonne réalité contre la mauvaise du socialisme réel. Sa disparition me rend triste, même si je sais que la bonne réalité ne pouvait s’affirmer que contre la mauvaise, et sans elle ne pouvait que disparaître.

p. 57-58.

Extrait du manuscrit de Birgit, transfuge de l’Est (Contexte: Kasper et Birgit, jeunes mariés, sont étudiants, mais doivent travailler pour subsister. Ils sont embauchés dans une usine Siemens, et continuent leurs études):

J’aurais mieux mieux fait de ne pas dire que je venais de quitter la RDA; souvent je n’étais pas traitée avec condescendance, mais avec un peu de mépris, comme si j’étais une enfant gâtée, choyée et dorlotée aux frais des autres. Je me rends compte que les vexations que j’avais subies dans les bureaux et dans les magasins s’appuyaient sur une large base. Au cours du semestre, il est vrai que personne, professeurs ou étudiants, ne me traita avec condescendance. Mais quand j’évoquais une perspective ou employais une expression de l’Est, j’agaçais; on attendait de moi qu’en quittant la RDA je laisse derrière moi tout ce qui en faisait partie, parce que c’était soviétique et communiste, et que désormais je sois comme eux.

Il m’est arrivé en petit ce que j’ai vu arriver en grand aux Allemands de l’Est après la chute du Mur. D’abord ils furent joyeusement accueillis comme étant les bienvenus. Ils furent aussi questionnés avec intérêt sur ce qui s’était passé à l’Est et comment ils y avaient vécu. Mais on les interrogea comme on questionne quelqu’un qui rentre de voyage. Lorsqu’il apparut qu’ils n’avaient pas seulement fait un voyage, mais qu’ils venaient d’un autre monde, un monde où certaines choses ne leur avaient pas convenu, mais qui était le leur, qu’ils avaient édifié et entretenu, auquel ils étaient et restaient liés, l’intérêt disparut. À l’Est avait été créé quelque chose de spécial? À l’Est il y avait eu oppression, injustice et malheur, l’oppression et l’injustice étaient du passé, les Allemands de l’Est opprimés pouvaient à nouveau être comme les Allemands de l’Ouest non opprimés et n’avaient plus de raison d’être différents. S’ils l’étaient néanmoins, c’était déplacé, et de surcroît ingrat, parce qu’ils avaient été richement gâtés, pour qu’ils soient aussi heureux que les bienheureux Allemands de l’Ouest.

p. 109-110.